Table ronde : Être une femme aux Antilles

 
Femme : 
  • Être humain du sexe féminin.
  • Adulte de sexe féminin, par opposition à fille, jeune fille 
  • Épouse 
  • Adulte de sexe féminin, considéré par rapport à ses qualités, à ses défauts, à son activité, à son origine, etc. 
  • Peut être suivi ou précédé d'un nom de profession ou de fonction de genre masculin
  •  Suivi d'un nom apposé, désigne une personne de sexe féminin qui a toutes les caractéristiques impliquées par le sens du nom apposé 

©Larousse

 

Avant-propos : En compagnie d’Arathie et de Camille, nos deux invitées pour cet interview nous partageons nos expériences de femmes. Une opportunité pour nous de parler de discrimination, résilience ou encore identité.

 

Mélissa : Qu'est-ce qu’être une femme pour vous en Guadeloupe ?  Et quelle a été votre expérience ou quelle est votre expérience à l'heure actuelle ? 

Arathie : C’est une question assez large. En tant que femme, enfin au lycée, en tout cas, ça a été une expérience particulière dans la société dans laquelle nous avons évolué. Dans le sens où j’ai eu une belle expérience au lycée mais j'ai vraiment eu le sentiment d'être sexualisée surtout au niveau de mes formes.

M : Oui. Pour que l’on puisse comprendre, pourrais-tu te situer sur le plan racial/genre ? De nous dire qui tu es ? Ta couleur de peau par exemple.

A : Je suis métisse indienne, ma mère est réunionnaise de couleur blanche et mon père est indien de couleur noire. Moi je m’identifie en tant que métisse et non pas en tant qu'indienne. C’est vrai, en Guadeloupe lorsqu'on me voit, on me demande directement si je suis indienne. Non. J’insiste non. Je suis métisse indienne. J’ai malheureusement hérité d’un corps bien...

M : Bien en chair ?

A : On peut dire ça, oui. On m’a mis très vite une étiquette lorsque j’étais au lycée à cause mes fesses. C’était bien marrant sauf que je ne suis pas que ça. Je ne suis pas qu’une femme qui passe dans la rue avec de grosses fesses. C’était un sujet très sensible.

Camille : Et bien moi, je suis une blanche créole. J'ai une famille qui a toujours été en Guadeloupe. Ma grand-mère était avant ça à la Barbade et au sud des Etats-Unis. Pour répondre à ta première question « Qu’est-ce qu’être une femme en Guadeloupe ? », je pense que ma réflexion là-dessus a mûrit en étant loin de la Guadeloupe. Au lycée et au collège, selon moi, je et on normalisait beaucoup ce que l’on vivait avec les hommes de tous les âges. Qu’ils soient nos camarades de classe, qu’ils soient des professeurs ou bien des hommes dans la rue.

Solène : Oui et je trouve ça super intéressant ce que tu as dit Arathie vis-à-vis de l’identité et sa complexité. C’est vrai, c’est compliqué en Guadeloupe. On peut te percevoir comme indienne alors que tu ne t’identifie pas entièrement comme étant indienne.

A : Ce n’est pas s’identifier entièrement à une seule culture. On voit bien que l’on ne pas identifier une guadeloupéenne a une seule « identité ». Notre société est trop diversifiée pour que l’on puisse dire : nous sommes indiennes, nous sommes blanches, nous sommes noires, nous sommes chinoises, nous sommes syrienne, etc. Nous sommes un tout. On ne peut pas nous caser.

S : Ce n'est pas juste une « identité », oui. Il y a trop de communautés différentes en Guadeloupe pour dire que nous sommes qu'une « identité ». Dans nos arbres généalogiques, il y a forcément un mix ou un croisement qui s'est fait. Quant à l’expérience du lycée, je pense que nous sommes toutes passées par des moments…

M : De solitude franchement. Pour revenir à l’identité, je trouve également intéressant que lorsque l’on te voit, la perception que l’on aura c'est que tu es indienne. On va directement te calquer à une image de « L'indienne ». On va attendre de toi que tu aies un comportement spécifique à ton identité indienne. Pourtant, comme tu dis, c'est beaucoup plus complexe. Ce qui me fait penser par exemple à Camille et aux clichés que l’on pouvait ou peut entendre sur les femmes blanches. Par exemple : l'hyposexualisation [1] c’est-à-dire peu ou pas sexualisé. Ou encore par exemple le trophée de la femme blanche [2]. Je ne sais pas Camille, qu'est-ce que t'en penses de ça par exemple ?

C : Pour l’hyposexualistation, je ne sais pas si c'est ce que je dirais ou du moins non par rapport à ce que j'ai vécu. Dans la rue et dans l'espace public, je suis clairement hypersexualisée. Peu importe ce à quoi je ressemble. Et oui, en effet, la femme trophée ce n’est pas nouveau ça. C'est depuis notre histoire coloniale, la femme blanche…

S : Est sacralisée presque.

C : Oui, sacralisée. C'est un modèle ou du moins c'était un modèle de beauté puisque les autres femmes d'autres couleurs ou d'autres ethnies étaient mises à mal dans la représentation que l’on en avait. À l'heure actuelle, être une femme blanche en Guadeloupe pour moi, avec ce à quoi je ressemble, je me sens plutôt mal à l'aise dans la rue quoi.

S : Justement tu disais que c’est en quittant la Guadeloupe que ta réflexion mûrissait, qu'est-ce qui s’est passé ? Si tu peux l'articuler.

C : Tout simplement, c’est que je suis allée à l’université et j’ai étudié les sciences sociales. Puis je me suis rendu compte que se faire appeler dans la rue ce n’était pas normal. Ou que pour se faire inviter à danser avoir une main sur la cuisse n’était pas normal. Ça lorsque tu fais stop ou que tu es dans le bus. C'est monnaie courante, d’accord, mais ça ne devrait pas être normal. Ça ne devrait pas être une simple histoire parmi tant d'autres. Pourtant ça l’est. Aussi, en Guadeloupe, on fait beaucoup de remarques et commentaires sur le corps des unes et des autres : Telle femme a ces courbes-là, elle représente ça. 

S : C’est que l’on normalise ces choses.

C : Oui, on normalise énormément. Pour ma part, ça fait longtemps que je vis à Montréal et constater que je me sens en sécurité dans la rue ou constater que personne ne se permet – toute réserve gardée – de faire des commentaires sur mon corps, sur mon poids ou sur ce quoi je ressemble, c’est une vraie parallèle avec ce que j’ai vécu toute ma vie en Guadeloupe. C’est l'extrême opposée ! Aujourd’hui, ça fait à peine un mois que je suis revenue et disons que j'ai tendance à m’aigrir.

M : Ce qui est dingue c’est de savoir que cette banalisation vient avec cette approche de sexualiser les filles et les petites-filles. Nous sommes très vite sexualisée sans avoir la possibilité de dire : « Non, ce que je vis ce n’est pas une bonne chose. ». Cette sexualisation faite de la part des hommes déjà âgés comme par exemple les hommes faisant, comme je dis toujours, leur marché devant les collèges. Ils ont déjà une voiture, donc vous avez au moins dix-huit ans, pourquoi êtes-vous là ? Qu’attendez-vous des collégiennes ?  

La pression « sexuelle » n’est pas la même suivant la couleur de peau des femmes c’est-à-dire si tu es noire, si tu es métisse ou si tu es blanche. Ce que je peux vivre dans la rue est complètement différent de ce qu’une autre femme vivra. Par exemple : Nous avons une autre amie qui dit qu’elle ne se fait jamais harceler. Super mais je ne peux pas m’empêcher de me dire : « Quelles sont les conditions qui font qu'elle, elle ne reçoit pas ce type de désagrément ? Qu'est ce qui fait qu’elle n’ait ou ne soit pas objet de ces agressions sexuelles constantes. ». En ce moment, je travaille à Pointe-à-pitre et je vais très peu manger dehors parce qu’au bout de trente minutes, j’ai eu droit à des milliers qui me disent : « Tu es jolie aujourd'hui ou ! ».

C : Ah ! J’en ai un ce matin : « Mon ange, mon ange le café, tu le prends avec moi ce matin. ». Dépose-moi là tout de suite ! [3]. Je pense aussi que c'est le cas parce que on a associé la culture antillaise et les cultures caribéennes à cette aisance d'approche qu’ont les hommes envers les femmes. J’écoutais tel x reportage récent sur les Antilles (petites séries et web-séries) et puis on demande : « Pour vous, ça ressemble à quoi la Guadeloupe ? ». La réponse est « Ah ce sont les belles femmes ! Les cheveux bouclés, le rhum, la musique, le zouk. ». Ça permet aussi aux hommes de tout âge de légitimer leurs avances, de légitimer leurs attitudes envers nous.

S : Oui et c’est intéressant parce que l’on projette aussi sur les hommes antillais ce machisme. Les hommes intègrent ce comportement et ils deviennent ce qu’on leur dit.

C : Oui. On vend cette image-là. Notre tourisme, c'est ça. Ce sont les belles femmes, c’est le rhum, c’est la musique.

S : Les belles femmes, la belle plage, le rhum.

A : On doit tous détenir un rôle.  

S : Exact. On doit tous rentrer dans des cases prédéfinies. Par exemple un homme se doit d'avoir trente-six-milles femmes et une femme se doit de dire oui à tous les hommes. Elle doit dire oui mais pas trop sinon c’est une… voilà !

C : Et eux, ils se fâchent ! Attention ! « Mais attend, mais alors, comment on fait ». Eh bien, tu poses la question.

S : Exactement. Tu trouves un autre moyen d'approche. Pour eux, c'est dur d'imaginer un autre moyen de communication.

M : Puis ça passe aussi par le toucher. Cette façon et cette facilité qu'ils ont de toujours nous toucher. Toucher nos hanches pour s'excuser, mettre la main sur nos épaules. Il y a toujours cette atteinte directe. Tu as l'impression que si le corps a une silhouette et des « formes dépassent » c’est un signe pour t’agripper. Par exemple en soirée. Ça m'est arrivé lors du réveillon et je me suis vraiment demandée : « Est-ce qu’il m’a agrippé les fesses ou bien il m’a bousculé ? ». Bien sûr, tu te poses la question mais tu sais très bien qu’il l’avait fait. Le type était saoul et tu n’as vraiment pas envie de rentrer dans ce genre de dispute alors même que tu es légitime à t’énerver. Tu ne sais pas comment vont réagir les autres, tu vas sûrement avoir comme réponse : « Non mais ne t’inquiètes pas, ce n’est pas grave. ».

C : « Non mais c’est une boutade. ». « C’est drôle. On rigole. On est en soirée. ».

S : « Non mais c’est drôle, vas-y ne t’énerves pas pour rien quoi ! ». Ah ! Pas pour rien ? Tu viens de me mettre la main au cul ! Pour rien, Tu dis ! Je me suis rendu compte, que moi, vis-à-vis du harcèlement de rue ici je peux plus le diffuser. Dans le sens où par exemple, lorsque j’étais à Montréal ou lorsque j’étais quelque part en Europe, à Vienne ou x, j'ai eu plus de mal à le diffuser. Alors qu'ici je sais que si je réponds c’est comme si de rien n'était parce qu'au final on est guadeloupéen·ne. C'est plus facile. Je vais lui répondre comme si de rien n'était. Juste diffuser la chose. Alors que lorsque je suis quelque part en Europe ou à Montréal, je n’ai pas cette connexion. 

A : Cette aisance. 

S : Alors qu'ici je sais que : « Ben oui, ça va et toi ? ». C’est sûr que ça m’agace. J’aurais aimé que tu ne parles pas mais au moins je sais quel comportement avoir avec toi. Si je te réponds : « Mais oui tranquille on est là.  Bon allez, bonne journée » puis tu vas partir. Ce n’est pas nécessairement quelque chose que je peux faire à Montréal ou à Vienne ou encore à Paris.

A : C’est le fait de se sentir chez soi qui joue beaucoup je pense.

S : Oui. Se dire que l’on est entre guadeloupéen·ne donc c’est plus facile. J’ai cependant l’impression que c’est plus agressif ici que partout ailleurs. Malgré tout, je peux plus facilement diffuser la chose.

M : Ce qui pose la question de qu’est-ce que sont nos moyens de défense ?

A : C’est ça !

S : L'humour !

C : Oui mais on esquive.

A : On est partagée entre le fait de répondre parce que c'est dans notre droit même si c'est usant de toujours dire : Non, c'est non.

C : Oui. Il y a des filles qui disent « Si manman-w té konnèt sa [4]».

S : On peut dire que les moyens sont le sarcasme et l’humour.

M : L’ignorance ? Quoi qu’il arrive que tu l’ignores ou que tu lui répondes, il peut soit te laisser tranquille soit il peut devenir agressif. S’il devient agressif ce n’est même pas sûr que quelqu’un·e aux alentours soit capable de venir te t'aider. Tu ne sais pas qui sont tes allié·es à l'extérieur.

A : Il faut toujours mesurer l'environnement. Les chances que tu as ou non de t'en sortir. C'est incroyable.

C : Et puis en plus, on est en Guadeloupe. À 11h/minuit, il n’y a plus grand monde dans les rues.

A : Donc moins de personnes pour intervenir. Puis nous avons une tendance à aimer le conflit ici. Il y a de l’animosité.

S : Ils préfèrent laisser le conflit se passer plutôt que d'aider.

A : En termes de défense, nous sommes un peu limité. On ne sait pas quoi faire. La limite est fine entre ne pas se laisser faire et se laisser faire parce qu’au final c'est un autre type de défense. C’est le moment qui définit comment on doit agir. C’est usant, c’est fatiguant. 

S : Oui. C'est une réflexion constante. Quelqu’un·e qui n'est pas une femme ici ne peut pas vraiment comprendre à quel point c'est usant de toujours avoir à calculer. Calculer les angles, calculer les comportements et les réponses. On le fait parce que l’on a vu tout le monde le faire j’imagine.

C : Je pense que ce qui vraiment différent, comme on le disait tout à l’heure, comparer à d’autres endroits dans le monde, ici, c'est la récurrence du problème. Cette facilité qu’ils ont tous à se permettre de t'approcher. De savoir comment répondre à cette approche. On peut dire oui, on peut dire non. C’est vrai que les gens aiment bien l’animosité, illes sont plus directes. Nous avons cette façon de parler, on peut envoyer bouler quelqu’un·e d’un coup d’un seul. Dans ce cas, doit l’autre réagit en rigolant, soit iel va te faire la même chose en acceptant le commentaire et partir. Alors que l’on vient de s’insulter tout haut, tout fort dans la rue.

A : C’est un problème quotidien. C’est tous les jours depuis que je suis rentrée. Que ce soit au travail.

C : Que ce soit dans ta voiture.

A : Que ce soit aux repas de familles. Des hommes qui t’ont vu grandir. Ils ne ferment plus les yeux lorsqu’ils te voient. Ils ne clignent plus des yeux. 

M : Pour l’anecdote : je me rappelle une fois être en voiture avec Arathie et s’être fait klaxonner des hommes. Je lui demande si elle les connait, elle me dit non mais je suppose s’ils nous ont klaxonné. Ils ont mimé des bisous donc j’imagine que non, elle ne les connaissait pas. Imaginez-vous la makoteri [5] des hommes ! À un rond-point, klaxonnons des femmes pour leur faire comprendre qu’on les trouve « bonnes ». Imaginez le radar ! Qu’est-ce que c’est que ça ?  

A : Franchement.   

S : Je pense que chaque homme se pense exceptionnel. Chaque homme qui te parle va penser qu’il est le seul à t’avoir complimenté sur tes cheveux, tes formes, et etc. Ce qui fait que chaque homme ici pense qu’il est vraiment exceptionnel et unique. Il ne sait que dix autres m’ont dit exactement la même chose voire pire. « Non, tu n'es pas du tout exceptionnel. ».

A : C’est fatiguant. Puis ils te disent “Oui, pourquoi tu es aussi irritée ?”. Mais enfin ! J’ai eu dix personnes avant toi qui m’ont dit la même chose. C’est bon ! Je suis fatiguée !

M : C’est sûr que tu as envie de ne pas dire “chaque homme” mais “certains hommes”

S : Mais ils ne font rien pour toi !

M : Tu as peu souvent des alliés. Ils ont peur de parler parce que ça ne fait pas viril et parce qu’ils vont aller contre cet idéal masculin antillais. On se retrouve toujours à parler entre nous, entre femmes comme on le fait maintenant. J’ai envie de dire que malgré tous ces agressions, nous arrivons toujours à assumer pleinement qui nous sommes. On arrive à marcher dans la rue en mini short alors que l’on sait très bien que l’on va avoir du mal à faire tout le boulevard sans recevoir de remarques.

S : Brace yourself ! Tu mets ton short et tu brace yourself !

C : Il y a une camionnette de Bokit [6] ici !

M : Il faut que l’on pense à ce que l’on va mettre. Il faut que l’on pense à ce que l’on va répondre puisque qu’on les connait. On les voit arriver de loin. On sait qu'ils vont nous dire quelque chose. On ne peut pas passer sans que l’on se dit : “Aïe bon dieu !” Alors tu regardes tout droit. Tu as tes écouteurs et malgré ça, il y en a toujours un pour venir te psssiter à côté de ton oreille et te dire : “Tu es bien jolie !”

S : Le problème est qu’ils déterminent leur masculinité par rapport à nous. On ne détermine pas notre féminité par rapport aux hommes. Lorsque l’on se sent bien, lorsque l’on se sent belle, lorsque l’on se sent femme, ça n’a rien à voir avec les hommes. Alors que les hommes sont homme si : « J'ai des femmes, si j’ai si, si j’ai ça”. Ça c’est leur problème si la construction de leur identité dépend de nous.

M : Le contrôle des corps des femmes en particulier dans les anciennes colonies esclavagistes n’aident en rien. La hiérarchisation des corps féminins et de leur place est problématique. C'est un combat de tous les jours qui est vraiment difficile. Comment peut-on se dire : « J’ai envie de rester ici ? J’ai envie de vivre pleinement ma vie de femme. ».

S : Ce sont de véritables épreuves. C’est un parcours du combattant.

A : C'est fatiguant. En y pensant et pour faire le parallèle entre ma vie d’avant c’est-à-dire lycéenne, non indépendante puis étudiante à Montpellier et ma vie maintenant depuis mon retour, je me rends compte vraiment que c’est beaucoup plus prononcé aujourd’hui.  Notamment parce que je suis « vraiment » une femme. On a la conscience de se dire que ce n’est pas normal et on réagit.

S : C’est vrai que l’on normalise beaucoup comme tu disais Camille. Il y a plein de choses qui me sont arrivées et que je commence à déconstruire en me disant que ce n’est pas normal. Ça fait partie de ce monde tordu, de cette culture tordue. C’est seulement à notre âge, dans notre milieu vingtaine que l’on commence à déconstruire tout ça.

C : Puis même nos mères, nos grand-mères et compagnie, elles aussi, elles vont avoir tendance à banaliser un peu ça. Tu marches avec ta mère dans la rue, on appelle l’une ou l'autre, il y en a une que ça fait rire, l'autre rigole un peu moins. Et souvent, c'est ta mère qui lâche un petit sourire en disant : « Gay tala ! » [7]

S : Ce n'est pas drôle.

C : Maman...non ! Ce n’est pas drôle !

Je pense que c’est aussi la culture de l'image qui est vraiment forte. Mise à part ce qui se passe dans la rue avec les gens que tu ne connais pas, on parle souvent des rapports humains et des rapports interpersonnels entre hommes et femmes. On parle souvent de nos cercles sociaux aussi, de ton amie ou de ta copine. Qui quelle soit, elle est hyper sexualisée. « Elle est trop bonne » ou « Elle est trop bien foutue. ». C'est toujours notre centre d'intérêt. C’est ce à quoi tu ressembles et ce n’est pas juste dans l’espace public avec des inconnus. Ça nécrose aussi beaucoup nos relations interpersonnelles entre jeunes du même âge, de la même génération. Sur une si petite île où l’on fait tout ensemble c’est-à-dire aux mêmes soirées, aux mêmes plages ou encore aux mêmes campings. C’est pervers. c'est vicieux !

S : J’ai l’impression que la culture de l'image, c'est encore que pour les femmes. Non ? Tu dirais quoi ?

C : Oui, c'est ça. C’est beaucoup sur les femmes.

S : Alors que les hommes ont en a rien à faire de ce à quoi ils ressemblent. Ça ne s'exfolie même pas le visage ! La culture de l’image retombe encore sur nous.

M : Oui et pourtant nous sommes une génération de femmes qui dénonçons. On dit non.

S : Tu ne penses que ce soit lié au fait que nous soyons partie, que nous ayons quitté l’île à un moment donné ? Je pense que oui.  

C : Ah oui, c'est sûrement ça !

M : Je ne sais pas vraiment. J’ai tendance à dire que je dénonçais déjà ce genre de comportement.

C : C'est sûr que pour nous, ça ne vient pas de nulle part. Nous quatre assises à cette table, on avait déjà cette conscience-là. Après tout, il y a un mois et demi une femme m’a dit : « Ah oui, tu trouves que la femme n’est pas respectée en Guadeloupe ? ». J’étais vraiment surprise. Elle m'a dit, c'est un des endroits où les femmes sont plus respectées.

S : La notion de respect dépend parce que si pour elle être adulée par les hommes c’est être respectée.

C : C'est ça !

S : J'imagine que pour elle, étant donné que l’on est adulée entre guillemets : la femme guadeloupéenne c’est la plus belle, etc.

M : Alors que le respect pour nous c’est : tu ne me touches pas sans mon accord. Prends acte de ma personne en tant qu’être humain et non en tant qu’objet sexuel. Et surtout si je te dis non dès le départ, tu abandonnes. Tu laisses ça là ! Puis la respectabilité est différente suivant les codes de la société. Être respectable c'est lorsqu'il n’y a pas de vagues autour de toi.  Ou lorsqu’il n’y a jamais eu de problèmes d’hommes.

C : Quel problème d’hommes ? Juste être au courant que tu as « peut-être » est suffisant !

M : Tout à fait ! La respectabilité se construit vis-à-vis de ça. On est respectable lorsque l’on a un mari qui est resté ceci, qui pourvoit à cela, etc. Dire « on n'a pas eu de problème d’hommes » c’est dire que l’on n'en a pas créée aux hommes. On n'est pas aller coucher à droite et à gauche. Nous sommes coincée dans des codes de respectabilité et qui, je pense en plus, sont différents suivant la catégorie raciale à laquelle on appartient. Par exemple : En tant que métisse, j’ai des codes que je respecte ou du moins que je dois respecter. Ne pas être avec une personne noire parce que je ne peux pas « m’élever ». Ma sexualité appartient aussi à un type d'homme. J’ai l’impression d’être « plus harcelée » parce que je fais partie de ce panel de « bonnes femmes ». On en avait déjà parlé avec Solène qui elle fait partie des « mauvaises femmes ».  

S : C’est vrai. Je suis enragée. Je suis agressive.

M : C’est difficile de se situer en tant que femme.

S : Tu ne peux pas d’autodéterminer quoi qu’il en soit.

C : C’est sûr que l’on ne me voit pas comme une femme enragée mais comme une femme molle !

S : J'ai une question qui n'a pas trop avoir avec le harcèlement de rue, mais est-ce qu’on a déjà douté de votre Guadeloupéanité ? Ou qu’est-ce que la guadeloupéanité ?

M : Je sais que je corresponds à l'image de la métisse Française-France, français-français.  Depuis que je suis rentrée, alors que j’ai grandi ici tout ma vie, je reçois des : « Mais tu n’es pas d’ici ! ».

C : « Et tu parles créole ? »

S : Les gens se permettent de parler créole devant toi.

A : « Il est trop francisé ton créole, attention ! »

S : Je ne crois pas qu’il y ait un rapport avec la couleur de peau parce que moi aussi j’ai eu ces réflexions et pourtant, je suis bel et bien noire. J’en ai eu aussi.

C : Moi aussi, beaucoup à l’étranger.

M : Alors pour toi, c’est quoi ?

S : Je pense que c’est juste la manière dont tu parles.  Moi aussi j’ai vécu tout ça.

M : Ça voudrait dire que l’on peut douter de notre guadeloupéanité parce que l’on ne correspond à ce que devrait être la Guadeloupéenne.

Arathie et Solène : Mais c’est quoi être Guadeloupéenne ?  

A : On ne peut pas s’identifier à un modèle. C’est trop diversifié. C’est trop diversifié au niveau des ethnies, des manières de vivre, des façons de penser. On est trop diversifié, on ne peut pas.

M : Pourtant on nous le reproche, regarde.

S : Moi, c'est parce que je n’ai pas l'accent, parce que je n’ai jamais eu d'accent.

C : Moi c’est parce que je suis blanche ! Je blague mais à l’étranger, évidemment à l’étranger on m’a dit : « On m’a souvent parler de toi mais je t’imaginais un peu plus foncée ».

S : « Un peu plus foncée » en se touchant la main. 

C : Et oui en Guadeloupe, il y a aussi des blanc·hes. Et des blanc·hes qui vivent dans le nord,  ça reste blanc.

S : Je pense que nous-même en tant que Guadeloupéen·ne, on n’est pas fixé·e sur une définition. Mais pourtant on est les premier·ières à dire lorsque quelque chose ou quelqu’un·e n’est pas guadeloupéen·ne. On nous a dit plusieurs fois tu n’es pas guadeloupéen·ne mais on ne s’est jamais posé·e la question : C’est quoi être guadeloupéen·ne ? C’est quoi ?

M : Les gens n’ont pas la réponse.

C : Puis on l’aura de moins en moins.

S : On n’a pas encore regardé notre passé. Il y a des gens qui ne savent pas de quoi est formé l’identité créole. On ne s’est jamais intéressé à qui est arrivé à quel moment. On ne sait jamais intéressé aux flux migratoires, etc.

C : Ah oui ! C’est ça l’éducation française !

S : Nous sommes des français·es. Il n’y pas cette conscience guadeloupéenne.

C : On ne questionne pas l’identité non plus. L’identité caribéenne, ces territoires insulaires qui ont été colonisés, décolonisés et mis en esclavage, etc. J'ai lu récemment Raphaël confiant et j'ai appris plein de choses sur la communauté Indienne que je ne savais pas.

M : Le livre La panse du chacal. Moi aussi j’ai appris énormément.

C : Je ne savais rien sur la communauté Indienne.

A : Ah oui ?

C : Je connaissais les grandes familles mais... 

A : C'est vrai que c'est une communauté un peu mise à l'écart. On ne connait pas vraiment leur façon de vivre et il y a plein de choses à savoir. C'est intéressant mais on ne peut pas être sectorisé·e comme ça.

S : Non. Le diviser pour mieux régner, il est encore là aujourd'hui. Ils, les colons, ont divisé pour mieux régner et lorsque tu y penses c’est toujours la même chose. Il y a un Indien ou une Indienne que tu connais, mais ça ne veut pas dire que tu connais la communauté indienne, que tu connais leur tradition. Peut-être que tu vas voir des reportages. Avant, je ne sais pas si c’est toujours le cas, illes faisaient de temps en temps des petits reportages où ils allaient voir la communauté indienne lors de festivités ou autre. Mais on ne connait pas vraiment la communauté indienne, la communauté syro-libyenne, la communauté asiatique non plus.

C : La communauté syrienne, un mystère.

S : Ça fait pourtant partie de la Guadeloupe.

 


[1] Hyposexualisation : Sexualité diminuée ou inexistante.

[2] Stéphanie Mulot : Quand la race croise le genre : le fondement des sociétés antillaises

[3] Expression qui signifie « Laisse-moi tranquille »

[4] Si manman-w té konnèt sa : Si ta mère savait ça.

[5] De mako : curieux

[6] Bokit : Sandwich dont le pain frit

[7] Gay tala : regarde celui-là

 

Ressources supplémentaires :

  • Ernest Pépin : La femme antillaise et son corps

  • Maryse Condé : Désirada

  • Raphaël Confiant : Mamzelle  Libellule

  • Stéphanie Mulot :

    • Comment les représentations des rapports de sexe influencent-elles la prévention du sida ? L’exemple des multipartenariats sexuels antillais.

    • Redevenir un homme en contexte antillais postesclavagiste et matrifocal

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