Le mythe de la femme potomitan

Partie 1

 
Potomitan: Le poteau central 
 

Avant-propos : La première partie de cet interview pose les premiers jalon de la femme potomitan. De quoi s’agit-il ?

 

Mélissa : Qu'est-ce qu'une femme potomitan ? Quels en sont les enjeux ?

Solène : Pourrais-tu dans un premier temps donner une petite définition, soit théorique, soit selon nous de ce qu'est une femme potomitan ?

M : La femme potomitan est un sujet social qui intéresse depuis plusieurs années. J’ai pu retrouver une définition dans un article de Nadine Lefaucheur Les mères, piliers du foyer. Elle en donne une définition suivant les propos de Jacob Desvarieux puisqu’il avait dit :  « Une femme potomitan est ce qui retient le toit de la maison aux Antilles. C'est la personne qui protège les autres et ma mère a été cette personne. C'est-à-dire que jusqu'à ce que je sois adulte, elle a fait tout ce qu'elle pouvait pour me protéger, me permettre de manger tous les jours, permettre que je sois habillé et que je puisse aller à l'école. »

S : Puisqu’un père ne peut pas faire ça, n'est-ce pas ?

M : De ce témoignage, Nadine le Faucheur détermine que la femme potomitan est un terme qui souvent est synonyme de mère antillaise et qui caractérise en effet et avant tout celle qui doit être la mère et le père en l'absence de ce dernier. Sur les deux définitions que nous avons par le bassiste du groupe Kassav et la sociologue,  on comprend que la femme potomitan, comme dit son nom, est le pilier du foyer. C'est celle qui maintient ce tout.

S : C’est super intéressant. La métaphore qui maintient le toit en fait, c'est super intéressant.

M : Exactement.  Elle maintient le foyer, elle fait en sorte que tout fonctionne.

S : Oui. Jacob Desvarieux dit est que c'est elle qui s'occupe d'habiller, de faire à manger, de s’assurer que tout le monde soit content, de s’assurer que tout le monde ait tout ce qu'il lui faut. Pour ceux qui ne comprennent pas le créole, potomitan est « poto » signifie « poteau » et « mitan » signifie « milieu ». Cela veut vraiment dire la femme est au milieu tel un poteau mais au sein du foyer. Lorsque tu écoutes ce qu’il dit, tu te dis qu’il n’y a pas qu’une femme qui soit capable de faire ça. D’un autre côté, on peut le comprendre comme un compliment.  Il lui rend hommage. Il dit que c'est grâce à elle. Toutefois je pense qu’elle aurait peut-être aimé faire d’autres choses. Elle n’a pas une constitution différente qui lui a permis de faire ça mieux qu'un homme. Ce sont les conditions qui ont fait qu'elle a dû être potomitan, qu’elle a dû le nourrir, aller à l'école, l’habiller, etc.  C’est intéressant. Ça nous montre un peu le pour et contre.

M : Cependant la problématique est que la femme potomitan est un terme qui, je ne dirais pas  est récent puisque qu’il est apparu au 20ième siècle sachant qu’auparavant lorsque tu avais un enfant, tu devais t’en occuper parce que tu es l’esclave [1], que le maître n’en a rien à faire et que l’homme esclave n’était que le « phallus » [2]. En tout cas, l’un des premiers points d’interrogation/de déconstruction est l’image de cet idéal, de la sacralisation qu’il y a autour. Être une femme potomitan c'est être courageuse, brave, capable de, en toutes circonstances, ne pas avoir besoin de demander l'aide de quelqu'un. Surtout, la femme potomitan est un statut qui confère respectabilité, une bonne réputation. Lorsque tu atteints ce sommet, tu gagnes tellement en sociabilisation que tu deviens le mythe, tu deviens cette personne, cette femme qui.

S : Qui peut, oui.

M : Tout à fait. Je n’ai pas grandi dans cette sphère de femme potomitan puisque ma mère est finalement extérieure à cette société et que je n’ai pas grandi avec ma famille guadeloupéenne donc je n’ai pas eu à voir comment s’exerce.

S : Comment ça se crée ?

M : Oui et quels sont finalement les liens qui existent entre femmes potomitan dans la famille.  Je n’ai pas pu le voir de mes propres yeux.

S : Je l’ai vu. J’ai grandi avec des femmes potomitan. J'ai grandi avec ma mère, ma mère a grandi avec sa mère, ma grand-mère a grandi avec sa mère et mon arrière-grand-mère a grandi avec sa mère. Dans ma famille, je l'ai vu, je l'ai entendu. Et lorsque je dis la famille, je ne parle pas nécessairement de la famille de sang. Je parle aussi des femmes chez qui j'allais quand j'étais enfant après l'école. Et tu entends très souvent cette affaire de femmes potomitan et de femmes fortes. Et c'est vrai que c'est comme un badge d'honneur.

Lorsque tu parlais de respectabilité, c'est comme un badge. « Ah oui !  Je suis une femme potomitan, je suis capable de tout faire. » Mais c'est aussi un masque que tu dois porter pour être respectée, pour être écoutée à un certain niveau, puisque la femme potomitan ça se limite seulement à la maison. Ça ne se transfère absolument pas dans les sphères de pouvoir. Ne serait-ce que pour être écoutée, regardée, respectée, il faut que tu sois femme potomitan. C'est bien de te dire, femme potomitan mais le revers de la médaille, c'est qu’il y a beaucoup de choses que tu ne peux pas, que tu n'es pas autorisée. Tu n’es pas autorisée faiblesse, tu n'es pas autorisée à tant d'émotions que ça, tu ne peux pas être sensible, tu ne peux pas être vulnérable. Ça se retourne contre toi : « Pourquoi tu pleures ? Pourquoi tu as mal ? Pourquoi tu te plains ?  Tu n’es pas forte alors ? Tu n’es pas une femme potomitan ? ». Tu es censée être sans cesse dans la force. Je pense que parfois on peut se perdre dans ça. À force de vouloir être forte, tu te crois aussi forte et tu oublies toutes tes émotions. Tu te répètes sans cesse : « Je suis potomitan. ». Ça veut dire que tu mets de côté tout ce qui est vulnérabilité, tout ce qui est peine, tout ce qu’est la vie en fait !

M : C’est aussi cette image de « Strong Black woman ». C’est vrai que nous sommes dans un système caribéen, on ne peut pas parler simplement de personne afro-descendante mais il s’agit clairement de l’image véhiculée chez les femmes racisées. En tout cas, c'est présent, c'est fortement présent. Je vous renvoie vers l’épisode du podcast Case rebelles avec Jade Almeida [3]. Elle est guadeloupéenne et fait des études en sociologie. Cet épisode expliquait le concept de la femme noire forte tout en faisant un parallèle avec la femme potomitan donc à écouter. Comme tu l’as dit, il n’est pas possible d’être vulnérable et cette vulnérabilité est nécessaire. À aucun moment un individu peut vivre sa vie sans être vulnérable, sans pouvoir... « Ok ! je vais lâcher tous mes sentiments. Aujourd'hui, j'ai envie de pleurer, je vais pleurer. ». Ce n’est pas possible ! Nous avons des femmes qui souffrent de génération en génération parce que la société leur dit « Non. Ce n’est pas grave si t'es triste parce qu’à côté tu dois tout gérer. ». Depuis quand la femme noire est synonyme de « robot » ? C’est déshumanisant puisqu’elles sont censées n’avoir qu’une seule facette d’elles-mêmes. 

S : La force.

M : Ça demande tellement d’énergie d’assumer un rôle pareil ! Femme potomitan est également, pour moi, la charge mentale à l’Antillaise parce que la charge mentale suivant les études qui ont été faites, les analyses et etc. c’est finalement lorsqu'une femme assume tout dans le foyer. Les hommes vont eux-mêmes se défaire de tâches qu’ils peuvent faire eux-mêmes en disant, sous prétexte souvent, que les femmes sont censées mieux les faire. Il s’agit d’une construction sociale, on a éduqué les femmes à être capables de.

S : C’est un cercle vicieux ! Tu as une femme potomitan qui a été élevée dans cette culture où elle doit être forte, elle doit devenir femme potomitan donc elle se développe en étant forte, en étant capable de tout faire, en étant capable d'être à la maison, de prendre soin de la maison, de prendre soin de la cuisine et s'il y a quelqu'un qui a besoin de quoi que ce soit... Elle va de façon consciente ou inconsciente pousser l'homme. C'est un cercle vicieux parce que l'homme va essayer de s'intégrer mais étant donné que la femme est potomitan elle n'est pas censée avoir besoin d'aide.

Il y a toute cette discussion sur l'homme noir qui va essayer de s'imbriquer. Ça ne va pas nécessairement fonctionner parce que femme potomitan. Elles sont coincées dans une boîte. Dans cette boîte de force dans laquelle elles ne peuvent pas demander d’aide, elles ne peuvent pas être vulnérables, elles ne peuvent pas avoir d’émotions. On ne peut pas créer une autre vision de la féminité. Il n’y a pas de sensualité. Il n’y a pas d'autres visions de ce qu'être une femme. Être une femme aux Antilles, c'est être potomitan.

M : Je voudrais rajouter qu’avec cet effet de sacralisation, d'idéalisation, c'est qu'une femme qui a atteint ce statut de femme potomitan est une femme qui ne se fait plus siffler dans la rue.

S : Mais est-ce que c'est vrai ça ?

M : Honnêtement, j'ai souvent eu l'impression que si j'atteignais ce statut de femme potomitan on me foutrait littéralement la paix.

S : Mais est-ce que c'est quelque chose que l’on atteint ? C’est l’impression que de facto, tu es une femme potomitan. On va le devenir “lorsque l’on aura notre foyer”. On l’est quand même. Je ne pense pas qu'une femme potomitan ne se fasse pas siffler. On vit sur une île de siffleurs et de psssiteurs. Ils ne vont pas demander en plus : « Excusez-moi est-ce que vous avez votre carte de potomitan ? ». C’est contradictoire ou du moins ça ne fait pas trop de sens. Ce que je vois c’est qu'une femme potomitan, selon moi, c'est une femme qui se fait plus écouter mais dans des petites sphères. Par exemple pas au travail. C'est une femme qui se fait respecter mais de loin. « Ah oui, non, elle, c'est une femme potomitan ! » mais on ne va pas nécessairement lui proposer un massage. On ne va pas nécessairement lui proposer plus de fonctions au travail. On ne va pas nécessairement lui demander si ça va, si elle a besoin de quoi que ce soit, si elle est déprimée, si elle est machin, etc. C’est peut-être moi qui dit d’une telle personne : « Ah oui c’est une femme potomitan. C’est une femme forte. ».

Mais ce n’est pas vraiment quelque chose qu'une femme dirait d’elle-même. C’est une chose que l’on essaie d'être. Je pense que c'est quelque chose qu'on met sur toi. Tu es potomitan.

M :  Je pense qu'il y a des deux. Si comme on vient de le voir, c'est un cercle vicieux dont on a du mal à se sortir parce que d'une part il y a cette sacralisation, d'autre part ça amène la respectabilité et troisièmement, finalement, ça fait que le père est absent. Ces trois conditions font que si tu ne veux pas et bien tu le seras inconsciemment.

S : Exactement parce que t'as été élevé pour ça. Je tiens également à préciser que l’on vient de parler de l'homme noir et je ne dis pas que c'est la faute des femmes noires si l'homme n'est pas dans le foyer. Ce n’est pas la direction que je veux prendre.  Je veux dire que ce n’est pas notre faute seulement. Mais c’est une autre discussion.  

Pour revenir sur le sujet. Par exemple, ma mère, on pourrait la qualifier de femme potomitan. Pourtant elle ne va pas s’auto-qualifier de femme potomitan. Je ne sais pas, par exemple s'il y a un brunch de femme potomitan on va inviter ma mère parce que c'est la mère du foyer. Ou on va inviter ma grand-mère. On te définit comme étant femme potomitan. Je pense que c’est vrai parce que lorsque tu demandes aux femmes elles te diront : « Hein ? » (enfin certaines femmes, on connaît toi et moi des femmes qui sont très femmes potomitan machin). Mais certaines femmes vont te dire :  « Oui, oui, on m'appelle potomitan mais je ne suis pas très d'accord parce que je me sens je suis plus que ça. Je ne suis pas tout le temps forte. Je trouve que c'est trop me demander que d'être sans cesse dans la force et etc. ». Ce n’est pas nécessairement un discours que tu peux tenir parce qu’après les réactions sont : « Ah tu n'es pas forte ! Est-ce que tu es en train de me dire que tu n'es pas forte. Est-ce que je dois te retirer ton badge ? ».

M : C'est ça. À défaut de ce cas-là, tu n'as pas atteint ce stade de bravoure. Tu n’es au point « boss ». Tu as encore de l'expérience à avoir pour être face au « boss ». Et le boss c’est la vie !

S :  Tu es un échec.

M : Comme tu disais, on est dans cette idéalisation, dans cette sacralisation et on en vient à déconstruire tout ça. Pourquoi est-ce un mythe ? Personne ne peut être une femme potomitan, ce n'est juste pas possible. On ne peut pas atteindre ce statut. Ça demande beaucoup trop comme on vient de le voir. Ça robotise les femmes, ça les déshumanise.

S : Pour moi, ce n’est pas un mythe, c'est un mensonge.

M : Et quels enjeux derrières ? Pourquoi y maintenir les femmes ? Pourquoi les femmes se maintiennent elles-mêmes ?  Pourquoi la société maintient les femmes dans ce contexte de femme potomitan.

S : Pour que quelqu'un s’occupe du foyer ? Et qui d'autre part nous ?

M : Ce qui interroge la structure familiale parce que je suppose que on est bien obligée de trouver quelque chose de positive à dire, je ne sais pas si je peux dire un dysfonctionnement mais en tout cas une structure inégale de la famille. Tu es obligée de positiver. Tu es obligée de dire qu'il y a un positif derrière : « Le père n’est pas là, ce n’est pas grave. ». « Je suis là. ».

S : « Je peux le faire ». C’est dans notre culture. En tant que personne noire de toujours trouver le bon côté des mauvais côtés, de toujours essayer d'être dans le positif. Je pense aussi que c'était peut-être un moyen de…

M : De résistance ? De résilience ?

S : Oui. Nous avons notre avis sur la religion mais c’est aussi comme la religion. Ça permet aux gens de tenir, de subsister et de continuer. Je pense que ça aussi, ça a aidé les femmes à se dire : « Ok. Il n’est pas là mais je peux le faire quand même. Je suis assez forte. ». Alors ça vient avec tout ce dont on a parlé : pas d'émotions, pas de pouvoir au boulot, mais c'est quelque chose qui permet de subsister. Et de tenir et de rester dans le positif. Je considère que, oui, c'est un dysfonctionnement.  C'est dur à dire ! Ce n’est pas simple à dire que c'est un dysfonctionnement. Pourtant, lorsque tu regardes, ça l'est.

M : La femme potomitan, c'est rendre visible finalement la structure familiale antillaise et guyanaise. Encore fois, c'est déjà la deuxième fois, je pense, dans ce podcast que je dis que je ne connais pas assez le système familial à la réunion ou dans les dans les autres iles.

S : Ouais mais ça ne m'étonnerait pas que ce soit la même affaire que c'est la femme qui est pilier !

M : La femme potomitan renvoie finalement à une histoire particulière, à des conditions d'émergence de la famille. La femme potomitan n'est simplement pas arrivée parce que l’on avait besoin d'un modèle précis. La femme potomitan...

S : Non, c'est le résultat d'une histoire.

M : Alors !  J'entends déjà les gens dire : “Encore l’esclavage”. On est obligée.

S : Ne nous en voulait pas à nous. En voulez à d’autres personnes.  

M : Potomitan ça renvoie à la matrifocalité. Lorsque tu dis j'ai vécu avec que des femmes, ça renvoie exactement à ça, la matrifocalité. Qu’est-ce c’est ? C'est un système familial inégal dans lequel le père est absent, consciemment ou inconsciemment. Pourquoi ? Imaginez rattraper des décennies.

S : Des centenaires mêmes !

M : Des centenaires où l'homme, finalement, n'a jamais été considéré, l'homme noir esclave n'a jamais été considéré comme père. Il a été considéré comme géniteur, comme étant le « phallus » celui qui produit, qui sèment.

S : Qui produit à la maison et dans les champs. Il n'a jamais eu ce rôle paternel et de paternité.

M : Exactement. Et alors, si on en vient au maître qui violait aussi ses esclaves, alors lui ! Ne lui demander même pas s’il veut être le père, quoi. Il y a toujours ce contexte où finalement la femme a été seule et surtout, la femme noire qui est seule avec l’enfant.

S : Puis si on remonte à l’esclavage l’enfant prenait le statut de la mère.

M : Absolument. Tout simplement dans le code noir, c'est inscrit. 

S : L’enfant est l’enfant de la mère. Il n’est pas l’enfant du père. 

M : Par conséquent propriété du maître de la mère.

S : On se retrouve maintenant avec cette affaire de potomitan. Moi, ce que je vois comme impact dans nos vies à nous est que tel qu’on l’a dit : pas de vulnérabilité et ça se retourne contre nous parce que l'on devient agressive. Ce que je veux dire est que ce que je vois comme symptôme est de me mettre sur le dos cet idéal de femme potomitan. Moi, je suis censée être une femme potomitan. J'ai été élevée dedans pour devenir potomitan.

M : Et même matrifocale parce que tu évolues encore dans cette structure familiale.

S : Oui, je grandis et je deviens potomitan. Je dois être celle qui s'occupe de tout, qui est forte, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Mais par la suite, on me renvoie à la figure que je suis agressive, que je suis méchante, que je suis ci, que je suis ça. Et d'un autre côté, on m'interdit d'être vulnérable. Je serais après, je ne sais pas, une tapette ? Je ne sais pas parce que ça n’existe même pas. On m'interdit une vulnérabilité, une sensibilité et donc je pense que c'est le premier symptôme de me renvoyer ça comme étant agressive et m'interdire de. Ce qui me fait penser au texte à ce que dit Madame Mencé-Caste [4]: « Je renvoie aux analyses de Myriam Cottias [5] et d'Arlette Gautier [6] qui ont récemment montré comment le rôle de pilier de la femme dans les familles monoparentales ne s'accompagnait absolument pas d'une place particulièrement honorable dans les sphères de pouvoir et encore moins dans le domaine conjugal, bien au contraire. Les femmes antillaises qui aspirent à des formes de d'émancipation réelles se trouvent comme piégées dans le dispositif matrifocal, qui leur interdit en quelque sorte de promouvoir une autre vision de la féminité. ».[7]

Donc un autre symptôme et je pense qu'on en a parlé un peu au le début, au niveau pouvoir dans le boulot, ça ne se transcrit absolument pas. On ne te donne pas plus de pouvoir, on ne te respecte pas plus. Exemple harcèlement au travail, exemple différence de salaire entre hommes et femmes. Si j’étais vraiment femme potomitan et que j’étais capable de tout pourquoi tu ne me payes pas bien ?  Pourquoi tu ne me payes pas le même salaire ou plus ? C'est donc vraiment limité à la famille, à la maison, au sens presque physique. Aussitôt que tu quittes la maison, ça ne se retranscrit absolument pas. Tu n’as pas plus de pouvoir. Tu ne peux pas décider plus. Tu ne peux pas te faire pssiter moins. Je ne pense pas que tu ne peux pas te faire harceler moins.  Dans la rue en tout cas.

M : J’apprécie ce que tu as dit : C’est physique. Le potomitan est lui-même une image mais également un terme de la maison. Tu es le poteau. Tu es le pilier. Tu deviens toi-même la maison. Tu deviens toi-même le foyer. Et sans mère, il n'y a pas de foyer.

S :  Ça s'effondre.

M : C'est pour ça que très souvent lorsqu’il n’y a pas de mère les enfants vont avec la grand-mère, illes vont avec la tante mais ne vont pas avec les hommes en général. Je ne sais pas qu’elles ont été les circonstances, le contexte qui justifie que mon père a d’abord grandi sa grand-mère. Elle lui a même donné son nom de famille. Je devrais normalement avoir un autre nom mais ma grand-mère a dit « Non, non, non. Ça ne va pas se passer comme ça. ». Mon arrière-grand-mère avait a décidé de nommer mon père alors même que son père était présent. Il était là. Mais elle a décidé de nommer mon père. Donc j'ai un nom qui n’a rien à voir avec la filiale paternelle et il s'avère que ce n’est pas un cas isolé. Les grands-mères et les arrière-grands-mères avaient ce choix décisif de dire : « Je ne veux pas que mon petit·e-fil·les, mes petits enfants aient le nom de leur père. ».  La filiation présente montre à quel point la mère, la tante et toutes les femmes présentes qui d’un commun accord décident. L’homme malgré tout n’est pas là.

Je trouverais ça à l'heure actuelle particulier si, mettons ma grand-mère décide de dire « Non, je ne veux pas que tu aies le nom de ton père, ça ne m’intéresse pas du tout. Je préfère que tu aies le mien. ». J’imagine tellement la violence que c'est de juste ignorer, méconnaître la filiation de ton père tu vois ?

S : C’est intéressant parce que je connais tout à fait l'inverse parce que nous avons gardé les noms des pères. J’imagine que je ne suis pas la seule maison comme ça où tu auras plein de noms de famille différents alors qu’il n’y aura que des femmes. Moi, j’ai le nom de mon père. Ma mère a le nom de son père. Ma grand-mère a le nom de son père. Alors qu’aucun de ces hommes n’est pas présent dans le foyer. 

M : C'est comme si on voulait quand même garder une trace que ces femmes ont eu, qu'elles n’ont pas été seules. Un moment donné il y a eu une trace, quelque chose. Il y a eu quand même un passage d’homme et en même temps...

S : Il n’est pas là. Elles sont toutes potomitan. Elles se sont toutes occupées du foyer, tout était là. Pour revenir à l'image du poteau, c'est intéressant parce qu’un poteau ne bouge pas, un poteau est statique. Ça revient à l'affaire de pas avoir de pouvoir à l'extérieur. Bien évidemment parce que la femme potomitan reste statique et dure au milieu du foyer. Le poteau n’est pas censé bouger. Ça renvoie à tout plein d'images. Ce poteau dur en ciment qui n'est pas censé exister dans le domaine du travail. Mais pourtant, ça devrait se transcrire quoi. Une femme potomitan, si tu me dis que je suis forte et capable de tout, alors donne-moi le travail. Donne-moi les responsabilités en fait, donne-moi le bureau de maire. Pourquoi tous nos maires, j’exagère, pourquoi une grande majorité de nos maires sont des hommes si nous sommes des potomitan, si c’est nous qui nous en occupons de tout ? 

M : Si surtout, tous les foyers sont la combinaison de toutes les femmes.

S : Imagine une femme de son quartier. C’est une femme potomitan. Elle élève ses enfants seules, etc. Elle va vouloir se faire élire comme mairesse et on va lui dire « Ah ! Je ne sais pas si tu es vraiment capable de. ». Mais pourquoi ? Si on s’interroge à quel moment tu passes cette ligne entre « elle est capable de tout faire » mais « diriger »? Elle est capable de gérer son foyer comme jamais. « Tous ses enfants ont réussi, etc. Je n’ai jamais vu ses enfants sales. ». Pourtant lorsqu’elle veut s'occuper de plus que d’un foyer on dira :  « Ah ! Je ne sais pas si elle est vraiment capable. ». La question est pourquoi ?

M : Je dirais « comment ». C’est la façon dont les femmes sont perçus. Elles ne sont qu’à la maison. Lorsque ces femmes sortent finalement du foyer, elles s'occupent souvent des enfants des autres. Elles sont domestiques. Elles sont ouvrières. 

S : Elles sont toujours au service.

M : Que ce soit aux Antilles qu’en France. Je veux dire qui sont vos infirmières ? Qui sont les nounous ? Qui sont les femmes de Ménage ? C'est toujours...

S : Qui nettoie le monde ? [7]

M : Encore une fois ! Elles sont toujours au service de. Comme si elles ne sont bonnes qu’à ça. Vous leur reconnaissez cette résistance, cette indépendance, cette résilience mais...

S : Seulement pour vous servir, seulement pour servir le monde.  Elles grandissent : « Ok, je suis bonne mais pas assez bonne pour être ta patronne ? Je suis vraiment super, je suis forte, mais je dois rester en dessous de toi. ».

Tu veux te prévaloir d'être femme potomitan parce que ça a l'air bien d'être femme potomitan lorsque tu y penses : tu es forte, tu peux t’occuper de ci et ça mais d’un autre côté ? On dirait que c'est un peu limitant comme affaire. J’en ai parlé à certaines femmes et elles ne pouvaient pas nécessairement dire pourquoi elles avaient un malaise mais elles disaient quand même : « Je ne sais pas. Ça me dérange cette affaire de potomitan et d'être like « bigger than Life », plus grande que la vie d'être capable de je ne sais pas... ». C'est vrai que les femmes à qui j'ai parlé, elles acceptaient d’être potomitan parce que je pense que c'est fun d’être une femme potomitan. C'est sympa. Je pense cependant que ce serait bien ou du moins ça deviendrait vraiment intéressant si l’on pouvait être potomitan dans tous les domaines. Je veux être potomitan aussi au travail.

Si je pouvais être potomitan aussi dans ma vie financière. Si je pouvais aussi prendre part aux décisions financières du foyer ou du monde ou du quartier. Je pense que là, ça deviendrait intéressant. Et puis, si on me reconnaissait aussi un pouvoir dans plusieurs sphères, pas simplement m'occuper des enfants. Je pense que là, ça deviendrait peut-être un mythe intéressant. Mais le mythe tel qu'il est maintenant, je trouve qu'il est un peu réducteur, limitant et qui me...

M : Pourtant est-ce qu'il n'est pas en train de mourir ?

S : Peut-être réinventé ! Regarde-nous ! On peut trouver une version.

M : Nous en parlons parce que nous sommes dans notre vingtaine et on n’est clairement pas dans cette position. Alors peut-être que je m'avance mais je n’ai pas l'impression que mes amies proches qui ont également cette vingtaine, de toutes catégories de classes et de toutes catégories raciales confondues, ne soient pas confrontées à cette nécessité d'être une femme potomitan ? Pour moi ce n'est pas palpable dans le sens où on n’attend pas de moi que mais j’ai tout de même référence à. C’est-à-dire que je sais que ça existe. Je sais que c’est prégnant. Je sais que ça peut être nécessaire parce que ça m'apporte des choses, ça m'ouvre à la respectabilité pourtant je n’ai personne qui derrière moi s'attend à ce que je suive cette trace.

Je dirais aussi que la femme potomitan est la partie visible de l'iceberg concernant la structure familiale aux Antilles. On a parlé de matrifocalité mais il faut obligatoirement parler de matrifocalité parce que la structure familiale est toujours constituée de femmes avant tout. Je vais de nouveau faire référence à Nadine Lefaucheur lorsqu’elle parle des hommes, elle dit : « Absents du ménage les pères ne sont pas pour autant absents de la vie de leurs enfants. Mais les normes traditionnelles de parenté et de genre dans la Caraïbe donnent aux hommes qui ne vivent pas avec tous leurs enfants la latitude de choisir ceux envers lesquels exercer leur paternité et la façon de procéder. ». Donc lorsque l’on te dit potomitan, on te dit forcément matrifocalité parce qu’être potomitan c'est être capable de prendre toutes les décisions. Cela signifie que l’homme, le père, sa décision n’importe pas.

S : Elle n’est qu’au second plan.  C’est super intéressant parce que comme tu dis le père n’est pas là mais aux Antilles tu connais ton père malgré que tu n’aies pas grandi avec lui. Tu le connais. Tu pourrais savoir où il habite vaguement. Tu connais son nom de famille, peut-être même que tu portes son nom de famille. Il n’est pas présent dans ta vie, ce n'est pas lui qui va prendre les décisions, mais il est quand même là ?

M : Il y aussi des personnes qui ont vécu avec leur père dans le foyer et leur père n’était pas là.

S : Il n'était pas à plusieurs niveaux.

M : Et ça interroge finalement la famille. La matrifocalité interroge tout ça mais également les circonstances qui ont amené à cette structure familiale. Et peut-être interroge aussi la révolte des pères parce que je ne peux pas dire qu’à l’heure actuelle que des personnes de notre génération, peut-être les trentenaires n’ont pas une autre vision de la paternité. 

S : Eh ! Tu as de l'espoir, hein ? Je pense que les hommes de notre génération et... Bon, bref !

M : Si je prends juste l'exemple de mon grand-frère. On a grandi en conflit avec notre père, ce qui est dommage. Selon moi mon frère fait partie de cette génération d'hommes qui veut être là pour ses enfants, qui veut prendre part à l'éducation, qui veut.

S : Mais le truc, c'est que je pense que beaucoup d'hommes veulent.

M : Oui je sais qu'ils veulent mais en même temps, sa copine n'est pas non plus dans cette position où elle veut tout assumer.

S : Ça demande un travail individuel, je pense. C'est un travail. Et puis il faut en prendre conscience. Je pense aussi qu’il y a tellement d'inconscient qui va dans ça. L'absence de père, la matrifocalité et la femme potomitan, il y a tellement d'inconscients qui va dans ça. Puis là, on en parle mais ça fait des générations et des générations. Alors évidemment, des générations et des générations de femmes potomitan vont élever des femmes potomitan de façon inconsciente.  Des générations et des générations de pères absents vont élever des pères absents. Tu vois ce que je veux dire ?

M : Je ne suis pas complètement d'accord non plus parce que tu vas peut-être être élever dans x circonstances. Pourtant on est consciente de ce genre de choses. On déconstruit les choses au fur et à mesure.  Et c'est sûr qu’il y a toujours de l’inconscient. Il y a des choses que l’on fait mais la déconstruction est là, je pense.

S : Il y a des chances que je pousse un homme du foyer sans m'en rendre compte. Ma mère ne m’a jamais dit d'être potomitan. Ma mère ne m'a jamais poussé, ce n’est pas ce que l’on dit dans notre foyer. Comme je l’ai dit, c’est selon moi quelque chose qu'on met sur toi. C’est vrai que ma mère m'a quand même élevé en me disant : « Il faut que tu saches t'occuper d'un foyer et pas faire le ménage... ». Mais pas simplement  : « Il faut que tu saches... ». En grandissant pour moi c'était clair que j'allais avoir ma maison parce que ma mère me disait toujours : « Quand t'auras ta maison, si jamais t'as un problème il faut que tu puisses le régler, si jamais il faut que tu puisses payer tes factures toute seule, faut que tu puisses. ».  Elle m'a élevé comme ça. Alors moi, je me dis qu’il y a des chances que de façon inconsciente je foute quelqu’un dehors.

M : Bon, alors du coup on en reparlera dans quelques années.  Mais de toutes les façons, pour moi dès qu'il y a interrogation d'une construction sociale, il peut forcément y avoir déconstruction. Comme nous l’avons dit, nous essayons d’appréhender le terme de potomitan. Après tout nous sommes des jeunes femmes de la vingtaine et nous aurons une autre discussion avec des femmes qui ont vécu avec...non pas cette obligation...

S : Cette charge ?

M : Oui cette charge. Parler de la femme potomitan, comme tu dis, ce serait cool d’être une femme potomitan si ça pouvait se retrouver partout mais ça ne l’est pas. Il faut arrêter de penser que femme potomitan nous est nécessaire. On n'en tire aucun bénéfice.

S : Mais on ne te le dit pas ça parce qu'en fait on te montre que potomitan on l'associe, vu comment on n’en parle et par nos comportements, à quelque chose de fort.  Mais on ne te dit pas : « Ah oui ! Femme potomitan... » Par contre au travail, tu seras toujours sous payée. Tu seras toujours négligée dans ta vie de couple. Tu seras toujours négligée, pas protégée quoi. On te dit juste « Ah ! Femme potomitan c’est être forte. Femme guadeloupéenne c’est être femme potomitan. »

M : C'est ça. Alors on sait très bien que l’on ne va pas anéantir.

S : Ouais, on ne va pas déconstruire l'affaire là ! Mais ne serait-ce que commencer à en parler. Il faut avoir la discussion avec soi-même. Qu'est-ce qu'on pense qu’être potomitan ? Quelle est la vision qu’on a d’être potomitan ? En discuter avec nos parents, en discuter avec nos mères, en discuter avec nos pères, en discuter avec nos sœurs, nos cousines, notre famille.

M : Qui nous sommes dans ce mythe ?

 

 


[1] Christiane Taubira : Le code noir

[2] Victorien Lavou Zoungbo : Du nègre comme un Hercule doublé d’un Saint-Phallus : une humanité différée

[3] Jade Almeida : Les limites de la “Strong Black Woman”

[4] Corinne Mencé-Caster :Ancienne Présidente de l’Université des Antilles-Guyane, de 2013 à 2016. Elle est actuellement professeure en sciences du langage, spécialiste de l'Espagne et de l'Amérique latine à l’Université de la Sorbonne. (Source LinkedIn)

[5] Myriam Cottias : Historienne, Directrice de recherche au CNRS, Coordinatrice du programme de l'Agence Nationale de la Recherche "Réparations, compensations et indemnités au titre de l'esclavage (Europe-Amériques-Afrique) (XIXe-XXIe)", ancienne présidente du CNMHE. Myriam Cottias est la directrice du Centre International de Recherches sur les esclavages et post-esclavages (CIRESC). (source : Mondes Américain

[6] Arlette Gautier a étudié la construction des genres et les familles sur de longues périodes et dans différents contextes, qui vont de l’esclavage et du colonialisme à des situations post-coloniales, aux Antilles et au Mexique puis dans les pays en développement. Elle a montré la diversité des politiques de procréation. Sa démarche est « hol-invidualiste »*, pour reprendre la formulation de Boyer, elle pose la continuité du transnational et du local et prend en compte l’intersection des différents rapports sociaux, de genre mais aussi de classe et de race. (source : http://pagesperso.univ-brest.fr/~agautier/index.html)

[7] : Corinne Mencé-Caster : Origines de la « fanm poto-mitan ». Évolutions et limites

 

Ressources supplémentaires :

  • Ana Paula Coutinho : D’une île à l’autre : enjeux de la créolité au féminin

  • Claudie Beauvue-fougeyrolles : Les femmes antillaises

  • France Alibar et Pierette Lembeye-Boy :

    • Le couteau seul, Sé kouto sèl… La condition féminine aux Antilles, Volume I : Enfance et adolescence

    • Le couteau seul, Sé kouto sèl… La condition féminine aux Antilles, Volume II : Vies de femmes

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