Bonus 01 - Être un homme aux Antilles

 
Homme : 
  1.  Primate caractérisé par la station verticale, par le langage articulé, un cerveau volumineux, des mains préhensiles, etc.
  2. Un des primates qui ont précédé l'espèce humaine actuelle ; hominien. 
  3.  L'espèce humaine considérée de façon générale.
  4. Être humain.
  5. Littéraire. Être humain considéré du point de vue des qualités ou des faiblesses propres à la nature humaine. 
  6. Être humain du sexe masculin.
  7. Adulte du sexe masculin par opposition à garçon, jeune homme. 
  8. Individu de sexe masculin physiquement ou moralement adulte, considéré du point de vue des qualités habituellement attribuées à un adulte mâle. 
  9. Adulte de sexe masculin considéré par rapport à son activité, son origine, etc.
  10. Populaire. Mari ou amant.
  11. Personne de sexe masculin attachée au service d'une autre personne ou travaillant pour elle. 
  12. 12. Celui dont il est question, ou celui qui convient. 
  13. S'emploie pour indiquer ou préciser le genre masculin comme apposition après des noms de professions ou de fonctions. 

©Larousse

 

Avant-propos : En compagnie de Wally, réalisateur martiniquais, nous discutions de son rapport à sa propre masculinité en contexte antillais.

 

Mélissa : Avant de commencer, serait-il possible que tu te présentes pour les personnes qui ne te connaissent pas ?

Wally : Bonjour Solène et Mélissa merci de me recevoir. C'est un honneur d'être le premier homme sur votre podcast que j'ai découvert il y a quelques temps déjà par l'intermédiaire de Solène. Je suis réalisateur, je suis en Guadeloupe depuis 3 ans et martiniquais d’origine. Oui, je suis l'un des fondateurs du collectif Cinémawon. Je mesure un petit mètre quatre-vingt-huit. Et je chausse du quarante-six.

S : Merci pour cette description !

M : Est-ce que tu pourrais expliquer ce qu'est le collectif ?

W : Le Cinémawon un collectif de réalisateurs·trices et professionnel·lle·s du cinéma. On est tous·tes caribéen·ne·s ou presque tous·tes dans le collectif. Au moment de la fondation du collectif, il y avait un Sénégalais aussi puisque l’on a fondé le collectif à Paris où l’on y résidait encore tous·tes à ce moment-là, pratiquement. L’idée du collectif était surtout de rendre plus visible les films de nos diasporas c'est-à-dire les films caribéens, africains, afro-descendants. On va dire plus globalement, mais pas que. Il y a des films de réalisateurs·trices issus de peuples autochtones notamment en Guyane pour qui toutes ces questions-là sont liées à ce qui nous intéressent dans la démarche du Cinémawon, à savoir de rendre plus visible des films qui sont invisibilisés par ce système de distribution commerciale et qui ne fait pas vraiment de place à nos histoires. C’est ça l’ADN de Cinémawon.

S : Puisque que l’on parle de Cinémawon, c’est par ce biais-là que je t'ai rencontré pour la première fois. J'ai assisté à l'une des projections mensuelles du collectif. Est-ce que c‘est une à deux fois par mois ?

W : Alors ça dépend. On est implanté·e partout où nos membres fondateurs·trices sont. Nous sommes en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et à Paris. Et puis plus récemment à la Réunion. Ce n’est pas du tout les mêmes fréquences. En Guadeloupe, là où on s'est rencontré·e il s’agissait d’une projection que l’on a mis sur pied avec Christelle, propriétaire de Eywa, qui nous a offert un espace une fois par mois. On a eu le temps d’en faire deux ou trois puis l’on s’est retrouvé·e dans la crise Covid. On fait également des projections à Gourbeyre, au centre culturel et...

S : Oui vous essayez de faire Basse-Terre et Grande-terre.

W : Oui, en tout cas en Guadeloupe. On essaye de bouger et de ne pas rester cantonner à la zone Abymes/Pointe-à-pitre.

S : J’avoue que pour moi Basse-Terre fait loin. C’est lorsque vous aurez des projections en Grande-Terre que vous me verrez. Nous nous sommes rencontré·e·s via ce biais-là. Vous aviez fait une projection sur les femmes réalisatrices. Ou du moins des courts-métrages réalisés par des femmes. C’est l’une des raisons qui nous a poussé à t’inviter pour cet épisode afin de parler des masculinités c’est-à-dire qu’est-ce qu’être un homme. Après la projection de ces cinq courts-métrages fait par des femmes, toi et ton co-animateur Jonathan...

W : Jonathan Drumeaux.

S : Oui, tout à fait. Vous avez eu cette présence d'esprit de dire que vous étiez des hommes, j’ai apprécié que vous vous replaciez dans le contexte puisqu’il y avait une majorité de femmes dans l’audience. Puis à partir du moment où la réalisatrice Sarah Demonio est arrivée, vous lui avez passé le micro. C’est pour ça que je me suis dit : « On va parler des masculinités, des masculinités antillaises et des masculinités toxiques, ce serait intéressant d'avoir quelqu'un qui a cette conscience-là. ». Pour rentrer dans le vif du sujet, qu’est-ce qu’être un homme antillais ? Qu’est-ce qu’être un homme aux Antilles selon toi et selon ton expérience ? 

W : Je ne sais pas si je suis la meilleure personne pour en parler... Comment dirais-je ? Je ne sais pas c'est quoi être un homme et je ne sais pas c’est quoi être une femme. Je pense qu’il y a plein de façon de répondre à cette question-là. J’ai l'impression que tout dépend de quoi l’on parle et sur quel niveau de discussion l’on est.

Pour ne pas partir dans de la philosophie, ce que je veux dire c'est que pour ma part j'ai grandi en Martinique avec mon père et ma mère. Mon père est sénégalais et ma mère est martiniquaise. Je n’ai peut-être pas grandi dans un foyer qui soit...

S : Typiquement antillais ?

W : Oui. Toutefois, ce qui est sûr c’est qu’en grandissant, pour donner un exemple qui peut-être m‘aide à me positionner, on était deux garçons et une fille. Mon père a toujours insisté pour que tout le monde fasse tout dans la maison. Il n’y a jamais eu de distinction en entre ce que, nous, les garçons et ma sœur faisaient. Mon père lui-même s’énervait si je ne parvenais pas à intégrer cette façon de percevoir les choses. Je ne me suis pas construit avec l'idée qu’un homme fait si et une femme fait ça. C’est sûr que la suite, en grandissant, tu reçois des images de constructions et d’injonctions de la société qui font que tu y réponds comme tu peux toi. Mais en ce qui me concerne, je...

S : Dans ton foyer c’était différent ?

W : Je ne pense pas que c’était différent, c’était en tout cas ça pour moi.

S : C’était ta réalité.

W : Je pense qu'il y en a d'autres pareils. J’ai des ami·e·s qui ont à peu près le même discours que moi. Mais j'ai aussi rencontré des gens lorsque j'ai commencé à faire mes études qui n'avaient jamais vu une casserole. Les garçons qui ne savaient pas faire des pâtes et qui ne savaient pas laver leurs vêtements.  Je suppose que ce n’est pas la seule façon de faire. C'est en tout cas, là où moi j'étais vraiment été confronté à cette autre réalité. J'ai pris conscience qu’il y a des gens qui ont grandi avec d'autres constructions familiales.

S : Tu disais que tu as fait face à toutes ces injonctions en grandissant, quels sont ces injonctions ?

W : Ce sont les injonctions de ce qu’être un homme. Je ne me suis jamais laissé entraîner dedans. Je n’ai pas envie de faire les choses pour les gens. Je ne pense donc pas avoir besoin d'affirmer ma masculinité. Je sais ce que je suis et ça me va. Si dans ma façon d’être je passe pour quelqu'un qui n’est pas assez viril parce que je fais ci ou ça, je crois que je m'en fous.

S : C’est intéressant à entendre. Il y a ce besoin de prouver une masculinité et que certaines choses peuvent te faire paraître moins ou plus masculin/viril. C'est toute cette interrogation. C’est quoi la masculinité ? Pourquoi il y a un besoin de le prouver ? Pourquoi faire certaines choses remet en question la masculinité ? On se souvient en grandissant, par exemple, avoir entendu beaucoup d'hommes se demander entre eux s’ils sont gay ou makomè [1] et ce aussitôt qu’au collège. 

W : Oui. Il y a donc toute cette question de savoir qu’est-ce que le masculin et qu’est-ce que la masculinité. Je pense qu’il y a plusieurs choses, ou en tout cas en grandissant, que l’on te renvoie et à des degrés différents suivant où l’on vit. Je ne pense pas que l’on soit très différent entre la Guadeloupe et la Martinique.

S : Non.

W : Ça va commencer lorsque tu es jeune avec le sport, on sera dans la compétitivité. Par exemple j’ai fait du judo. On n’a pas forcément associé performance et être homme tout de suite, c’est arrivé à l’adolescence peut-être à cause des histoires d’hormones et tout. Il y a des choses qui commencent à se mélanger avec le fait d'être ou non assez homme. Être plus makomè qu’un autre. Ou passer pour un makomè, tu vois ? En tout cas pour moi, ce qu'est un « vrai » garçon et « vrai » homme et c'est l'une des choses que je retiens le plus au-delà du sport ou peut-être ce que je retiens des sports collectifs comme le basket que j’ai fait c'est qu’il s’agit d’un environnement où l’on teste la virilité. Je ne sais pas si l’on peut dire que l’on teste mais de savoir comment tu réagis aux... Comment dire ?

S : Aux piques ?

W : Oui, aux piques. Aussi aux...

M : Critiques ou commentaires peut-être ? Aux vannes ?

W : Oui, je sais qu’il y avait des gars, si tu n’étais pas un bon joueur au basket qui pouvaient te dire : « Frè ! Ès ou konprann sé ou kay fè ? (Frère ! Tu crois que c’est l’amour que tu vas faire ?) ». Tu en recevais plein la gueule. 

S : Oui ça atteint directement ta virilité et ta masculinité. Si je pense à mon expérience en tant que femme en faisant tel ou tel sport, on ne me va pas questionner ma féminité. On ne va pas me dire.... Je ne sais pas moi que je suis sous la mauvaise lune ou que je me suis levée du mauvais pied. On ne va pas forcément atteindre ma féminité. Là, avec ton exemple, ce que j’entends est que tu as un mauvais jour ou tu n’as tout simplement pas envie, c’est directement une atteinte à ta virilité et masculinité.

W : Tout à fait. Dans le domaine sportif je pense que c’est beaucoup présent. Après et plus globalement, je pense que ces « tests » se retrouvent à d’autres niveaux. Par exemple : Qui parvient à sortir avec le plus de filles ? À ce moment-là, je sais que c’était très présent et déjà au collège. Celui qui n’avait pas de petite-amie c’était un raté. Ce n’était pas envisageable !

M : C’est intéressant ce que tu dis puisque Stéphanie Mulot a écrit un article Redevenir un homme en contexte antillais post-esclavagiste et matrifocal où elle explique justement que l'apprentissage de l'identité masculine s'effectue essentiellement dans le face à face avec les autres hommes, sous le regard maternel et celui des femmes que l'on cherche à conquérir. Elle dit que la masculinité se crée entre hommes c’est-à-dire que l’on se définit vis-à-vis du regard de l’autre et l'autre est avant tout le masculin et que la mère vient finalement apporter une certaine validité à ta masculinité. C’est la maman qui va s’inquiéter pourquoi son garçon n’a toujours pas ramener de filles ou pourquoi il ne fréquente toujours pas de fille. C’est de dire finalement que la sexualité valide la virilité et masculinité. Si l’on observe le comportement des hommes en groupe, ils doivent toujours prouver qu’ils sont capables de. Ce sera aussi dans l’exagération que ce soit dans les mots ou dans les gestes. Par exemple si l’on passe à côté d’un homme seul, la plupart du temps, il osera moins souvent dire quoi que ce soit. Mais en groupe !

W : Tu veux dire si tu es une femme ?

M : Oui bien sûr. Passer à côté d’un groupe d’hommes, bon ! On connait déjà la suite.

S : Quelqu’un va dire quelque chose.

M : Je vais peut-être changer de trottoir pour éviter tout commentaire mais un homme du groupe changera de trottoir aussi en même temps que moi. Ou bien on va me crier son numéro de téléphone parce que l’on m’aura vu au téléphone. C’était une bonne blague, tout le monde rigole.

W : Est-ce que c’est systématique ?

M : C’est systématique.

S : Et tu t’y attends. Lorsque je marche dans la rue j’essaye de prêter plus attention à mes propres pensées que ce que peut dire un homme. C’est-à-dire que lorsque je marche dans la rue, il y a tellement de choses qui sont devenues innées. Si je passe près d'un homme seul, j'ai beaucoup moins peur que si je passe près d'un groupe d’hommes. Passer près d’un groupe d’hommes, tu sais que quelqu'un va dire quelque chose non pas pour toi mais pour faire rire ses potes.  Ce que je veux dire c’est qu’ils se moquent de savoir qui est la personne, ça pourrait être n’importe qui. Ils ne s’attendent absolument pas à ce que je leur réponde. Il y a ça aussi. Si je leur réponds, ils ne vont pas savoir quoi dire ou vont bégayer.

W : Oui.

S : Je sais que c'est pour l'effet performant dans la masculinité. C’est peut-être ce que l’on entend lorsque tu parles des sports collectifs. C'est cet aspect de performer pour la communauté masculine. Ce n’est pas tant pour nous les femmes mais c'est pour prouver à vous-même.

M : Se prouver être un homme.

S : Oui se prouver que vous êtes un homme. On a l'impression avec Mélissa qu’il y a beaucoup de parallèles entre être une femme et être un homme parce qu’il existe pleins d’injonctions sociales à respecter. Pour autant, on demeure gardien·ne·s de ces injonctions. Les femmes maintiennent les autres femmes dans ces injonctions. 

M : Elles vont me policer.

S : Oui, je vais policer le comportement des autres femmes en disant, je ne sais pas : « Toi, ferme tes jambes » et etc. Et on dirait bien que c’est la même chose pour les hommes. Ce sont les hommes qui vont policer les autres hommes en disant : « Ça c’est gay, ça c’est makomè. Ce n’est pas assez ou c’est trop.». C'est intéressant ce parallèle. On a l'impression que les femmes et les hommes sont si différent·e·s mais au final.

M : Oui et vu ce que l’on disait tout à l’heure du gardiennage et de l’auto-police, leur finalité n’est pas la même. On en parlait avec Solène avant de commencer l’épisode. Elle disait que finalement lorsque les femmes s’auto-policent c’est pour converser une certaine image pour que les hommes en général aient cette image.

S : Pour plaire aux hommes.

M : Oui, pour plaire aux hommes ou à la société. Ce n’est pas pour nous plaire à nous femmes mais aux autres alors que les hommes lorsqu’ils s’auto-policent c’est pour eux, pour les autres hommes.

W : Je dirais aussi qu'en se persuadant que l’on est un vrai homme, pour certains c’est avoir plus de chances de plaire à la gente féminine.

M : Exactement. Une chercheuse anthropologue au CNRS qui s'appelle Mélanie Gourarier a écrit un essai intitulé : Alpha mâle Séduire les femmes pour s'apprécier entre hommes où elle y parle d'homosociabilité. La validité d'être un homme se fait d'abord par ce que les autres hommes voient de toi. Ce n’est pas une relation dite amoureuse, ça n'a absolument rien à voir. C’est le fait que toute la validité d’être un homme et de sa virilité vient du fait que les autres hommes te valident toi-même en tant qu’homme. J’utilise le pronom tu, je ne parle pas de toi précisément Wally.

W : Oui, oui, ne t’en fais pas.

M : C’est en écoutant Les couilles sur la table, podcast qui étudie les masculinités que j’ai pu entendre parler de l’homosociabilité. Je me suis dit c’est vrai que lorsque les hommes se socialisent entre eux, ils sont en groupe. Ils ont souvent une sociabilité, ici, aux Antilles, plus violente dans le sens où ils vont engager une conversation avec les autres sans que les autres ne leur répondent. Comme disait Solène, on peut très bien ne pas répondre, ils s’en fichent. Ils vont tout de même continuer leur monologue. Il y a cette facilité pour eux de parler et la parole vient avec la définition de la masculinité. Je reviens au texte de Stéphanie Mulot qui dit que je suis un homme parce que j'ai les couilles de faire quelque chose et mes compatriotes masculins vont voir et vont le percevoir. Ils vont me dire que je suis prêt.

S : Est-ce que toi Wally tu sentais que tu devais te prouver ? Est-ce que c’était tout le temps ? Est-ce qu’il y avait une checklist ?

W : Je pense que lorsque tu es adolescent l'une des choses de base est que tu as besoin de d’identifier au groupe. C’est là où tu es vulnérable à ça. Je pense que lorsque tu grandis normalement tu vas pouvoir t'en défaire de ce truc-là. En tout cas, je pense que lorsque tu es adolescent, tu es sensible à ce que tes congénères masculins pensent de toi, à ce qu’ils te valident ou pas. Est-ce que tu peux plaire aux filles avec qui tu es au collège ou au lycée ? Est-ce que tu peux plaire à certaines filles ? Ce n’est pas quelque chose qui est très intellectualisé à ce moment-là. Je ne sais pas si tu associes le fait de plaire à une fille au fait d'être un homme. Pourtant tout en disant ça, je me dis que par exemple si un groupe de filles va voir un match de basket ou un match de football ça galvanise tout le monde ! Bon, moi je n’ai jamais été un dragueur. Je ne savais pas.

M : La culture de la drague à « l'Antillaise » t'a échappé ?

W : Oui. Je me disais bon, je ne sais pas.

S : C'est intéressant. Si je pense à un groupe d’hommes au collège ou au lycée, j’ai cette vision de cinq hommes qui sont amis, de cinq garçons qui sont amis et si chacun doit plaire au groupe... Comment dire ? Si chaque individu du groupe pense qu'il fait telle chose pour plaire aux restes du groupe, qu'est-ce qu’ils essayent d’atteindre ? Tu vois ce que je veux dire ?

W : Non, pardon.

S : Finalement, personne n’a d’autorité dans le groupe. À moins qu’il y en ait un qui soit vu comme le mâle Alpha ou qu’il soit vu comme le parfait « homme ». On dirait que dans un groupe d'hommes, il n’y a pas nécessairement une autorité. Ils se teste tout un chacun dans la compétitivité. Il n’y a pas d’archétypes. Ou de but final.

W : Non et je ne sais même pas si tu cherches à plaire absolument. C’est que tout simplement tu ne veux pas passer pour celui qui n’est pas. Ce n’est pas la même chose. Tu ne veux pas être celui qui n’est pas. Dans mon expérience, je n’ai jamais été dans des grands groupes. Les hommes proches de moi, peut-être que ça évolué, devait être deux ou trois personnes maximum en termes de potes avec qui je trainais le plus souvent. Mais je n’ai jamais été dans des gros groupes. Ce n’était pas mon truc. Je trouve que c’est difficile à manœuvrer. Plus tard, en étant plus âgé, j’ai été dans des gros groupes et ça me fatiguait très vite.

S : Ça prend de l’énergie ! On est encore dans cet aspect de performance. Depuis très jeune, tu vois cette performance. Ils sont entre eux. Ils rigolent. Les rires sont « hyper masculins ». Leur manière de se tenir. Tout est très performant. Toi, tu le vois en étant ami·e avec une ou deux personnes du groupe. Tu vois ces jeunes hommes être différents avec toi, ils ne sont pas dans la performance. Ils t’ont aussi « désexualisé ».

M : Tu n’es plus une proie.

S : Tu n’es plus une proie, une cible. C’est vraiment de l’amitié. Tu vois qu’ils ne sont pas dans cette performance. Mais du moment qu’ils rejoignent ce groupe de deux, trois ou plusieurs hommes, ils retombent dans la performance. C’est un vraiment un acte.

W : C'est le mot.

S : Un acte de théâtre presque, si je peux me permettre. C'est intéressant ce que tu dis, que vous ne vouliez pas nécessairement plaire mais…

W : Oui, ne pas être vu comme celui qui n'est pas comme les autres.

S : J’ai lu un texte de Tom Ross William qui disait que selon lui, être un homme est par la négative c’est-à-dire que la communauté d’hommes n’a pas pris nécessairement le temps de se définir elle-même, de définir qu’est-ce qu’un homme. Au contraire, ils se sont définis comme n’étant pas c’est-à-dire ne pas être une femme ou ne pas faire ce que les femmes font. Ils ont associé tout ce qui est vulnérabilité et émotion à la féminité. Il n’y a pas de définition de c’est qu’être homme par contre être un homme c’est savoir ce qui n’est pas. Je disais tout à l’heure qu’un homme n’est pas une femme, n’est pas un makomè, n’est pas gay. On associe ça a une certaine féminité. Est-ce que tu as déjà ressenti ça ? De dire ce que l’on n’est pas.  Par exemple ne pas être faible, vulnérable.

M : Émotif.

S : Oui, émotif. Vous n'avez droit qu'à quelques émotions que sont la rage et la violence. 

W : Je crois que je n’ai jamais été non plus dans des groupes de personnes qui me renvoyaient ces choses-là brutalement. Lorsque j’ai commencé le basket, je me demerdais pas trop mal. Je n’étais pas le meilleur mais j’avais tout de même une validation grâce à ça, peut-être. Je n’avais pas besoin de trop en faire.  Ce n’était pas quelque chose qui me questionnait à ce moment-là. Bien sûr, en grandissant et en croisant différents types de personnes, ces questionnements sont venus après notamment en partant à Paris ou à Londres. Mais c’est vrai que je n’ai jamais éprouvé le besoin d'affirmer mon hétérosexualité. Je n'ai jamais, je crois, éprouver l'envie et je n’ai jamais compris non plus, pourquoi dénigrer quelqu'un qui serait attiré par quelqu'un du même sexe, qu’il soit homme ou femme. 

S : J'ai l'impression que c'est le cas de beaucoup. Je pense que si on parle à une très grande majorité de jeunes antillais, ils ne comprennent pas pourquoi c'est associé à quelque chose de mauvais.

W : Quoi donc ?

S : D‘être Makomè ou gay. C’était une insulte, j’imagine que c’est toujours le cas.

W : Bien sûr.

S : Si un jeune homme dit à un autre jeune homme, qu’il soit au collège ou au lycée, Makomè est une insulte. C’est extrêmement violent. Je me dis que ça doit avoir des répercussions très grave parce que ça veut dire qu’être attiré par le même sexe c'est quelque chose de nécessairement mauvais et insultant.

W : Le système dans lequel on est, de plantation qui ne dit pas son nom et qui fonctionne avec des blanc·he·s qui sont encore très là et très présent·e·s…Je ne suis pas sociologue et je ne suis pas historien, je me dis simplement qu’il y a peut-être aussi à chercher dans ces données-là pour éclairer certains de nos comportements qui sont particuliers.

S : Rien que le fait que l’on soit une société post esclavagiste, c'est une spécificité. On en avait parlé avec Mélissa du fait qu’au tout début de l'esclavage, il y a eu une opposition entre l'homme blanc et l'homme noir. Dans cette opposition, le corps de la femme, pour résumer, était le terrain d'une guerre. Pour coloniser une terre et une population, il faut passer par le corps de la femme. L’homme noir, soit homme racisée, l’homme antillais s’est retrouvé à être en compétition pour se sauvegarder lui-même puisqu’il a été mis en esclavage et pour sauvegarder son territoire, sa famille et sa descendance.

M : Et sa virilité.

S : Oui, sa virilité qui lui a été complètement arrachée puisqu’il a été réduit en meuble. On voit la continuité et l'impact que ça a dans nos sociétés d'aujourd'hui. Comment l'homme noir est sans cesse dans cette démarche de réclamer sa propre place en tant qu’homme dans le foyer ou dans le sport. Il veut être le meilleur comme tu disais dans les sports collectifs. Depuis très jeune, on les incite à être le meilleur et de se prouver sans cesse dans cette démarche.  Je pense que l’impact que ça a pour nous, les femmes, est que l’on dirait que l’on est nulle part dans cette réflexion de s’auto-réclamer, de se réapproprier et de s'autodéterminer. On voit cette course et on a l'impression que c'est vraiment... Ça va peut-être paraître un peu cru mais que cette course est pour plaire à l'homme blanc au final, pour se prouver à la société blanche dire : « Moi, je suis un homme, je suis tout, etc. ». En tant que femme racisée, on se dit et nous ? Après tout, nous aussi on est dans cette réflexion. Plus je lis sur le sujet, plus je me rends compte qu’il y a vraiment cette opposition. Mélissa disait un point intéressant sur la masculinité.

M : Oui, je vais faire une petite parenthèse avant de continuer. Avec ce retour finalement à une certaine liberté limitée c’est-à-dire de ne plus avoir été mis en esclavage et avoir accès des libertés et des jouissances,  l'homme noir a d'abord réclamer le corps des femmes blanches qui lui étaient interdits. Dans cette conquête des corps féminins, c'était également un retour à la masculinité pour les hommes noirs qu’on avait castré et « dévirilisé ». Après tout, l’homme blanc avait une facilité d’accès tant aux femmes noires qu’aux femmes blanches. Mais pas l’homme noir, sur aucun de ces deux corps. Je pense que c'est super compliqué et je ne pourrais pas dire « C’est pour ça que ! » dans l'imaginaire colonial les hommes noirs antillais sont coureurs de jupons, ont des enfants à droite et à gauche ou sont infidèles. C’est peut-être qu’ils essaient de recouvrer cette « liberté » qu’on leur avait arrachée, finalement colonisant le plus de corps possible. Et dans cette colonisation des corps, il y a un retour à cette concurrence d'hommes blancs et d'hommes noirs comme a dit Solène au sens plus racisé, plus large. 

Par exemple, dans les micros-trottoirs et dans des interviews complètement absurdes où l’on demande aux personnes interviewées ce qu’elles pensent des hommes antillais et bien ce qui revient est : infidélité, enfants à droite et à gauche et bon danseur. Selon ces mêmes personnes, la raison est parce que c’est un pays chaud. Donc c’est normal que les hommes aient ce genre de comportement. Puis à côté de cette idée, il existe l'idée qu’être un homme antillais est ne pas être un homme blanc au sens où l'homme blanc serait présent dans le foyer,  présent pour ses enfants et assure des responsabilités que l’homme antillais a fui depuis des générations. Ce qui me fait penser au terme « Bounty » [2] que l’on entend depuis que l’on est enfant.

S : C'est moi, je suis une Bounty. Je pense bien que c'est l'une des choses les plus violentes pour ton identité que l’on te nomme ou décrive comme étant un·e Bounty.

M :  Mais j’ai surtout l’impression que pour les hommes être un Bounty est pire. Tu ne vaux rien en tant qu’homme racisée antillais. Tu es comme un homme blanc dans une masculinité dite blanche, ce n’est pas ce que tu peux avoir de mieux. Être efféminé et être homme blanc dans une masculinité blanche est tout aussi mauvais dans l’idée d'être un homme aux Antilles. Par exemple, je voulais être un garçon parce qu’être une fille n'avait aucun intérêt. Mon père m’a fait comprendre que j'étais quelque chose de précieux et de fragile. Mon père a été très heureux d’avoir une fille pourtant tu pouvais et tu peux voir qu’il y a toujours cette peur qui pend au-dessus de sa tête en disant : « Quelque chose va lui arriver. ». De plus en plus, il a mis des règles en place. Je n’avais pas le droit de faire si, je n’avais pas le droit de faire ça. À l’inverse, je voyais mes frères avoir une plus grande liberté. Très vite, il a interdit le fait que je me balade en culotte dans la maison alors que j’avais que cinq ans. Mes frères, eux, ont pu se balader toute leur vie en caleçon dans la maison. Et moi je devais me changer s’il y avait des gens qui venaient à la maison. Je ne pouvais pas rester en pyjama. Ces règles m’ont sexualisé. Je ne pense pas de façon consciente.

W : Mais de fait.

M : Voilà. Puis ça m’a surtout mis dans la tête qu‘être un homme est toujours beaucoup plus intéressant.

S : Tu le sens. Tu le vis. En t’entendant parler, je me suis vraiment rendu compte qu’être un garçon c'est cool. J’ai cette image qui n’est pas nécessairement vrai mais vous pouvez faire tellement de choses. Vous pouvez parler fort, vous balader, faire du vélo jusqu'à je-ne-sais quelle heure. Vous pouvez vous battre. Vous pouvez monter aux arbres. Vous pouvez sortir. J’ai eu de la chance, ma mère n’était pas stricte. Tout de même, tu sens que tu es fragile et que tu es précieuse. Tu dois faire attention et tu dois faire attention par rapport au comportement des autres. Ne te mets pas dans des situations où l’on peut agresser même. Même si je me fais agresser, n'est-ce pas ? Moi j'ai toujours voulu être un garçon parce que c'était la liberté de parole que vous aviez de pouvoir dire ce que vous voulez, comme vous le voulez et quand vous le voulez. Ce n’est pas nécessairement vrai, c’est ma perception. En tout cas, j'ai toujours admiré à l'école, au collège, les garçons de ma classe qui pouvaient juste dire ce qui ce qu'ils pensaient sans que l’on remette en question leur dignité. Et dans mes relations avec les hommes, je me suis rendue compte qu’en tant qu'ami, j'adorais leur donner la blague. Je pouvais avoir cet humour noir, j'adore l'humour noir et le sarcasme. Je pouvais avoir ça avec les hommes d'une manière que je ne pouvais pas avoir les femmes. C’était tout de suite vu comme étant vulgaire. Mes relations amicales avec les hommes lorsque j’étais jeune était supers violents. C’était insultes sur insultes et je trouvais ça libérateur.

W : Il y avait des espaces où ce n’était pas possible ?

S : Tout à fait. On te demande une certaine féminité. Je me souviens que mon voisin me disait que les femmes ne sifflent pas. Bien sûr, lorsqu’il m’a dit ça je me suis mise à siffler. Vous voir avoir cette liberté de mouvement...Mais maintenant que l’on en discute, il s’agit peut-être d’une performance de votre côté. 

W : Je vais revenir sur certains points qui ont été dit, vous en avez fait allusion toutes les deux. Les hommes mis en esclavage, leur avait-on confisquer leur virilité ou leur virilité ne leur appartenait-elle plus ? Est-ce que nous, hommes antillais, on se construit par rapport à ce monde patriarcal blanc ou est-ce que l’on se construit par rapport à ce qui est autour de nous ? Je pose ces questions puisque c’est la réflexion que l’on a aussi dans le travail que l’on fait avec Cinémawon. On n'est pas là simplement pour contrer mais pour construire un espace de diffusion et de réflexion où on l’on n’est pas sans cesse en train de se comparer à.  On est juste dans un système de réflexion où l'on réfléchit à partir de ce que nous, on a à proposer sur cette terre-là aujourd'hui et ce en s'inspirant des choses qui ont été faites par plein d'autres personnes disséminées dans le monde qui ont des histoires plus ou moins proches de la nôtre. C'est pour ça que les images et les films que l’on diffuse sont afro-diasporiques.

S : Moi ce qui me choque c’est lorsque j’entends des garçons, des jeunes hommes et des hommes autour de trente ou quarante ans qui ont été élevés par une mère ou une mère seule te dire ne pas savoir que l’on est dans un système sexiste, ne pas savoir c’est quoi le sexisme, patriarcat ou encore le privilège masculin. Comment ça se fait ? Pour moi c'est tellement clair. Je n’étais pas nécessairement capable de l'articuler toute ma vie avec ces mots-là mais j'en avais conscience.  Je savais que les hommes avaient plus de pouvoir que moi, plus de privilèges, plus d'importance même que moi. Ma question est comment on arrive à avoir quelqu'un de trente ou quarante ans qui ne comprend pas lorsque je parle de privilège ou de pouvoir ?

W : Je dirais que franchement que si on arrive à trente ou quarante ans sans comprendre, c’est que l’on ne veut pas comprendre.

S : Oui.

M : La question de comment peut-on arriver à trente ou quarante ans et se demander si on est dans une société sexiste, c’est parce que les gens n’ont pas forcément le luxe d’avoir accès à une autoréflexion.

W : Bien sûr.

M : Si je prends l’exemple des hommes qui sont constamment dehors à la même place et faisant constamment les mêmes choses toute la journée, je ne peux pas me dire que ces personnes ont accès à leur propre individualité ou à ce qu'est être un homme. Être un homme, c'est se voir dans les autres. Finalement ce manque d'autodétermination va être latent, c’est un défaut. Je parle tant des enfants que les personnes âgées, des hommes qui se rejoignent pour jouer aux dominos. C'est cyclique. C'est une habitude qu'ils ont entre eux. Je pense que ces personnes n'ont pas eu le luxe d'avoir un foyer présent. Toi, Wally, tu as grandi avec tes deux parents par exemple ce qui n’est pas le cas de la majorité des personnes ici. Ou qui n’ont pas eu un père pour être leur guide ou pour participer à leur éducation. Voir ces hommes, on oublie un peu trop facilement que derrière tout ça il y a tout un traumatisme transgénérationnel. Ces hommes n'ont jamais pu avoir accès à un check-up mental et se dire : « Ok. Je ne vais pas bien. Le groupe d'hommes avec qui je constitue la seule stabilité que j'ai. ». On peut remarquer aussi que lorsque l’un s’en sort, il y a...

W : Un malaise ?

M : Oui, un malaise. Le groupe se demande pourquoi cette personne est partie. « Est-ce qui a fait que on n'est plus assez bien pour lui ? ». Ce questionnement revient souvent aussi bien dans la réalité dans les films. « A lè la, nou pli bon pou misyé [3] ». Il y a une certaine insécurité personnelle.

S : Il y a une blessure, on en est conscient. Je reviens rapidement sur ce que tu disais Mélissa vis-à-vis du luxe. Je pense qu'en tant que femme, on a le luxe d'avoir du temps pour penser à ces choses-là. On est aussi poussé à l'introspection mais j'ai l'impression... Est-ce que les hommes aux Antilles ont vraiment le temps de se poser et de se dire « Ok. Est-ce que je vais bien ? Est-ce que les gens autour de moi vont bien ? Est-ce que mes potes vont bien ? ». Une question de santé mentale. J’ai regardé par exemple une vidéo où un homme parlait de dysmorphie. C’est avoir une mauvaise perception de son propre corps. Il parlait de ses émotions et je me suis rendue compte que ça m’avait surprise de voir un homme noir parler de ça. C’était comme si j'avais un doute que les hommes noirs pouvait ressentir ces choses-là. Ce n’est pas nécessairement perçu, tout cet aspect de santé mentale et tous les impacts que ça peut avoir mentalement sur notre communauté et sur la communauté d’hommes. On ne leur donne pas d’espace pour effectuer ce check-up mental.

M : Oui. Ma mère travaille en milieu pénitentiaire et elle m'a dit récemment : « Ça y est. J'ai atteint le moment où je vois les enfants de détenus venir en prison. ». Elle voyait cet effet cyclique et ça ne s’arrête pas. Les hommes essayent mais est-ce qu’il y a vraiment l’espace pour eux ? 

W : C’est ça. Avec le collectif Cinémawon, on a une action que l’on mène au centre pénitentiaire ici depuis bientôt 3 ans. On fait des projections à la prison, à Baie-Mahault et à Basse-Terre. Dans le militantisme culturel dans lequel ,nous, on veut s'inscrire est que l’on propose des histoires pour nos constructions de l'imaginaire, que ça aille aussi à des personnes qui n'y ont pas accès. Ça c’est dans un premier temps. Ensuite, dans un second temps on est là pour partager quelque chose. On n’était pas là dans une optique de prêcher la bonne parole, du tout. On est là dans un échange avec des histoires qui parlent de nous, qui parlent d'autres aussi mais que et que l’on peut toujours amener à des problématiques que l’on connaît. Et ce que tu disais par rapport aux personnes qui se retrouvent entre les mains de la justice comme on dit, les projections des films déclenchent des discussions.  Ils nous racontent des anecdotes sur leur vie d'avant et sur ce qui les a conduits à là.

Malgré le fait que l’on ne pose jamais de questions de cet ordre-là, ça vient à un moment ou à un autre. La réflexion que ça nous a fait comprendre ou réaliser si ce n’était pas encore le cas, c'est que comme tu disais, nous, on n'est pas simplement privilégié·e, on est super privilégié·e. Je ne parle même pas au niveau matériel. Je parle au niveau affectif.

Lorsque tu grandis dans une famille assez stable, on ne se rend pas compte de la valeur que ça a sur ton bien être mental. Le plus souvent, les prisonniers étaient des gars qui, la plupart du temps, avait une analyse hyper fine des films que l’on passait. Ça gambergeait vraiment bien. On avait des échanges super profonds. Ils n’avaient pas de problème à se livrer sur ce qu'ils ressentaient. Par exemple on avait passé le court-métrage de Karina Gama Soup a pyé. Ce film parle d’une grand-mère. On a demandé aux groupes de prisonniers présents :  « Est-ce que vous aviez l’habitude tous les dimanches d’aller chez votre mamie ou votre Tatie ? ». Chacun du groupe donne sa réaction puis quelqu'un du groupe dit qu’à chaque fois qu’il va en prison il rêve de sa grand-mère. Donc à chaque fois et elle lui dit « Ka ou ka fè la ? [4] ». Moi, je trouvais ça vraiment plus touchant avec des hommes peut-être parce que c’est biaisé, on ne les entend pas ces gars-là.

M : Tu n’as pas l’habitude.

W : On ne les entend pas se livrer. Un gars se livrent beaucoup moins facilement que les femmes. C’est vrai que pour le coup, au centre pénitentiaire, les femmes parlaient de façon plus libre sans pour autant se livrer sur leur ressenti. Effectivement, si le foyer ne remplit pas cette fonction de te renforcer et de te construire, tu vas aller chercher le réconfort auprès d'un groupe. Si le groupe est bienveillant et bien disposé tant mieux pour toi. Si ce n’est pas le cas, advienne que pourra.

M : Oui. Très souvent les hommes que l’on retrouve en groupe sont des hommes noirs. Par exemple à Sainte-Anne, on les on connaît. Ce sont les mêmes depuis que l’on est au collège. Ils ont commencé à se rassembler et sont restés en groupe. Ce qui est dur c’est de voir qu’ils se retrouvent avec des personnes toutes aussi instables. Dans cette instabilité se plaire entre eux redevient la seule issue qu'ils ont et très souvent la prison est le graal. J’y ai pensé lorsque tu disais qu'il se livrent plus facilement, c’est peut-être parce qu’ils n‘ont plus rien à prouver. Ils sont arrivés là où ils pouvaient aller. 

W : Oui et non puisque même en prison il ne faut pas passer pour le mec le plus sensible. Après les gars qui se livraient, il n’y avait pas de pathos. Ils te disaient ça de façon très cache juste après t'avoir raconté pourquoi il était retombé.

M : Je ne parlais pas forcément de pathos mais vraiment : « Bon, je vais te dire quelque chose sur moi parce que je suis déjà là. ».

W : Oui. Là où il est, bon.

M : Et puis parler de masculinité aux Antilles ce serait dire aussi qu’il y a une tranche de la population qui est « bête » parce que ce sont les reproducteurs, les saints-phallus, ils sont castrés, ne peuvent pas répondre aux responsabilités d'être père et d’être un homme. Tout ça parce qu’ils n'ont jamais eu la possibilité de pouvoir exprimer cette souffrance, ce traumatisme. Et oui, qu'est-ce qu’être un homme dans une société néocoloniale puisque la France vous perçoit toujours comme ça. Qu'est-ce qu'être un homme lorsque l’on demande à des Français-France ? Les mêmes commentaires et les mêmes stéréotypes sont tellement rabâcher que c’est ancré dans votre peau.

W : Ces clichés sont des choses que j‘ai beaucoup entendu ou que l’on m’a beaucoup renvoyé lorsque je suis arrivé en France : « Les noirs, les antillais ». Oui puisqu’il y a les noirs et les antillais.

S : Oui puisque ce n’est pas la même « chose », n’est-ce pas ?

W : Non. Dans ce groupe-là, dans lequel tu choisis de faire partie ou pas, il y a ceux qui reprennent ces clichés à leur compte comme une espèce de carte de visite en disant : « Oui mais tu sais. Tu sais déjà comment on est. ». Puis il y a ceux qui disent : « Non, c'est toi qui dit ça. Moi, je ne me reconnais pas dans ça. Je ne valide pas ça. Ce que tu es dit est surtout insultant. ».C'est à dire que...

M : C’est du racisme ordinaire.

W : Oui. Dès qu’une radio passe un morceau de zouk on te cherche du regard pour dire : « Hé ! C’est toi, c’est toi ! ». 

S : « C’est la musique de chez toi ! »

W : Moi ça ne m’ait pas arrivé mais j'ai vu ça lorsqu’un noir sort une blanche. Il peut recevoir plein de blagues qui vont sortir des deux camps pour le coup mais très raciste aussi dans la façon dont c'est amené. Et puis pareil, ça repose sur quoi ? C'est toujours le même truc d'imaginaire coloniale avec les relents racistes, coloniaux et cetera. Je pense que ces clichés-là, on peut et on doit pouvoir s'en défaire. Mais pour ça il faut avoir le recul. Il faut avoir l'espace. Il faut avoir le ou les guides. Il faut trouver un guide qui n’est pas obligé de venir de chez toi, ça peut être ailleurs. Quelqu’un qui te donne des clés pour chercher des réponses lorsque tu te poses des questions parce que c'est fondamental. Moi je sais que j'ai eu beaucoup de chance chez moi pour ça. Il faut lire, il faut rester curieux et surtout ne pas se contenter de ce que l’on te dit parce que c'est un danger. Sinon, tu vis au crochet de l’autre. Je sais que je suis un privilégié pour ça. Je suis conscient de la chance que j'ai eue d'avoir les parents que j'ai eu. Comment dire ? Pour me faire ma propre idée.

S : Je trouve ça intéressant. Je pense que ce que vous avez réussi à faire avec Cinémawon au centre pénitentiaire c'est de créer un espace pour les hommes et par les hommes. J’imagine que c’était toi et Jonathan ? Je ne sais pas qui était avec vous.

W : Oui, Jonathan et moi et parfois des réalisateurs que l’on invite.

S : Je pense qu’il y a une grosse nécessité de créer des cercles non mixtes d'hommes pour parler de cette question-là, parler de santé mentale des hommes racisés. Je sais très bien que si les hommes noirs ne parlent pas des agressions sexuelles qu'ils ont subi, eux. Ça serait parfait ! Il y a malheureusement toute cette omerta vis-à-vis d'agression sexuelle, de santé mentale, d'émotions...

M : De violences policières.

S : Je trouve ça beau que vous ayez au centre pénitentiaire, je ne sais pas si c’était votre volonté ou non, créer un espace où des hommes se sentent assez à l'aise pour discuter avec vous.

M : Je pense qu’essayer de comprendre qu’est-ce que la masculinité antillaise était déjà un premier pas. C’est vrai que lorsque l’on t’a demandé qu’est-ce qu’être un homme, ta réponse était que tu ne savais pas. À l’heure actuelle, on ne sait toujours pas. On sait que ce sont les autres hommes qui vous définissent ou bien la société qui le définit pat la négation.

W : Oui. Je ne pense pas que l’on puisse se définir homme parce que l’on a un caleçon, ça se saurait. Je ne sais pas ce qu’est un homme. Peut-être que je le saurais un jour lorsque je serais plus grand.

M : Tu nous diras.

S : Tu nous diras si jamais tu y arrive. Je pense que c’est une discussion qu’il faut continuer à avoir entre personnes qui s’identifient comme homme. Il faut continuer à avoir ces discussions non pas pour avoir une répondre mais pour avoir toutes ces réflexions. En posant ces questions, ça te force à repenser à toi, à tes interactions, à tes relations avec les autres hommes ou encore avec ta mère. Le genre est un spectrum, il n‘y a pas juste les hommes et femmes, il faut donc pousser cette réflexion, se forcer à réfléchir et se donner le temps de réfléchir.

W : Oui , elle est importante cette question-là. Je pense que même avant de se demander c'est quoi être un homme guadeloupéen, antillais, caribéen ou quelle que soit l'étiquette derrière, c’est se demander c’est quoi être un homme.  Pour moi, ce qui est sûr, c'est qu'il y a plusieurs façons pour répondre à cette question. Est-ce que l’on parle de l'homme biologique ou bien de l'homme social ? Est-ce que l’on parle de l'homme chromosomique ? Est-ce que l’on parle de tout ça ? Si c’est le cas, combien d'heures j'ai pour en parler ? Au final je ne pense pas que ce soit une réponse que l’on puisse trancher en cinq mots. Et je ne suis même pas sûr que l’on doive le faire puisque ça deviendrait injonctif, enfermant et cloisonnant. Je ne suis pas sûr que ce soit le but. 

Avec les petites lectures que j'ai lu et relu puisque j’avais lu il y a quelques années on a un article qui parlait des différents niveaux de l’intersexualité et qui disait qu’il n’y a pas simplement un sexe mâle et un sexe femelle. Il y a un pôle femme et un pôle mâle puis autour de ça il y a plein de nuances. On a tous plus ou moins des degrés d'hermaphrodisme plus ou moins développés. Tout ça pose aussi une question philosophique à savoir quel niveau cette nuance-là influe sur le reste de nos dimensions d'homme ou de femme c’est-à-dire : Il y a ce que la société attend de nous, l'homme ou la femme sociale. Il y a l'homme ou la femme biologique. Il y a l'homme ou la femme genré·e. Est-ce que ton niveau de masculinité ou de féminité varie en fonction du fait que tu sois hétérosexuel·le ou non ? C'est ça aussi. Le problème est qu’il y a pleins d’amalgames et d’injonctions que la société dans laquelle on est nous assignent. Et ce parce qu’il n’y a pas cette discussion. Il faudrait que l’on se dise que ce n’est pas parce que tu moins « virile » qu’un autre tu es moins homme. Notre société malheureusement glorifie une certaine image de l’homme parfait entre guillemets et également pour la femme. Il y a plein de choses que cette société-là, hypermédiatisée nous renvoie. On choisit alors de s’y conformer ou pas. J’espère qu’un jour que je serais c'est quoi être un homme mais pour l'instant, je cherche encore.

[1] Créole guadeloupéen, traduction : Homosexuel, gay.

[2] Signifie qu’une personne noir·e agit et se comporte comme une personne blanc·he. Noir·e à l’extérieur blanc·he à l’intérieur. Une étiquette attribuée par les autres et non par la personne visé·e iel-même.

[3] Créole guadeloupéen, traduction : On n’est plus bon pour lui

[4] Créole guadeloupéen, traduction : Qu’est-ce-que tu fais là ?

 

Ressources supplémentaires :

  • Leonora Miano : Marianne et le garçon noir 

  • Stéphanie Mulot : Redevenir un homme en contexte antillais post-esclavagiste et matrifocal 

  • Olivia Gazalé : Le mythe de la virilité 

  • The wright institute : Shifting the Conversation: From Toxic Masculinity to Male Fragility 

  • Mélanie Gourarier : Alpha mâle. Séduire les femmes pour s'apprécier entre hommes

  • Podcast Les couilles sur la table

    • Épisode 1 : Il n'y a pas de crise de la masculinité

    • Épisode 4 : Masculinités noires

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