Désacraliser le corps des femmes au travers du nu

 
Désacraliser : Dépouiller quelque chose de son caractère sacré.

©Larousse

 

Avant-props : En compagnie de Sonya, modèle nue vivant, nous revenons sur son travail, son univers artistiques et de la liberté que cela lui procure.

 

Mélissa : Bonjour Sonya, pourrais-tu te présenter ? À savoir qui tu es, qu'est-ce que tu fais et depuis quand tu fais ces choses dont nous allons parler ?

Sonya : Bonjour. Je m'appelle Sonya mais sur les réseaux sociaux, je suis plutôt connue sous le nom de Sonya.Hibiscus. C'est mon nom d'artiste en tant que modèle photo, plus précisément dans la photo de nu.

M : Tu fais ça depuis combien de temps ?

So : Alors de la photographie, j'en fais depuis très longtemps. J'ai commencé mes premiers autoportraits et shootings avec mes ami·e·s lorsque j’étais au lycée, à peu près au lycée.  J'avais 15 ans. Ça me plaisait beaucoup de poser. Ça m'a permis de créer un super rapport avec la photographie et de créer un super rapport avec mon corps aussi. Puis à 18 ans, j’ai commencé le nu. J’ai attendu l’âge légal pour poster mes photos sur Internet.

Solène : C’est super important.

So : C'est super important. C’est aussi un bon âge pour avoir le recul sur ce que l’on fait de son corps, je pense. Mon premier shooting officiel, entre guillemets, avec un photographe a été il y a trois ou quatre ans. J’ai 23 ans aujourd’hui donc ça devait être lorsque j'avais 19 ans, voilà.

M : Tu es une femme racisée et modèle vivante nue qui pratique en France, en tout cas pour le moment. J’ai tenté de trouver des modèles vivant·e·s nus racisé·e·s en et je n’en ai pas trouvé ou du moins je n’en ai pas trouvé beaucoup. Il est plus facile de trouver des femmes blanches faisant du nu que des femmes racisées. Toi, en tant que modèle vivante nue venant des Antilles, des îles, est-ce que tu ressens une certaine exotisation de ton corps ? Comparé, également à d’autres modèles, est-ce que tu t’es déjà retrouvé dans des shootings photos dû à ta couleur de peau et tes origines ou est-ce que c’est un monde assez transparent à ce niveau-là ? Est-ce que le nu est le nu ou est-ce que l’on se réfère souvent à qui tu es en tant que femme des Antilles  ?

So : On m'a déjà proposé des shootings pour le côté exotique de ma personnalité. Je mets des grands guillemets autour d'exotique. Oui, on m’a déjà proposé des shootings comme ça. Personnellement, je les ai refusé à chaque fois parce que je ne vois pas pourquoi ce serait pertinent. En général lorsque l’on m’a proposé ces shootings c’était au début de mon travail. Je faisais beaucoup de shooting érotique. Je sentais qu'il y avait vraiment derrière une envie de montrer une espèce de cliché de : « Ah ! La femme des îles au sang chaud ! ». Ce n’était pas du tout ce que je voulais dire avec mon corps et encore moins une image que je voulais encourager quoi. Ces propositions de shooting sont revenues malgré tout plusieurs fois.

Sol : Tu viens de dire que ce n’était pas ce que tu voulais dire avec ton corps, est-ce que tu pourrais expliquer ça ? Le message, s’il y en a un ? Je ne veux pas nécessairement dire qu'à chaque fois que l’on fait quelque chose en tant que femme racisée, il doit y avoir un mais étant donné que tu l’as mentionné.

So : Disons que ces shootings érotiques que l'on me proposait, avaient surtout un message auquel je ne voulais pas adhérer. Il y avait une manière de mettre en avant la femme racisée qui ne me convenait pas. C’était surtout aller à l'encontre de ce message-là.

Sol : Oui, c’est ne pas servir cet idéal, cet imaginaire colonial tout simplement de la femme exotique.

So : C'est ça.

M : La fétichisation et cetera.

Sol : Exact. Le tokénisme [1]. Par exemple : la seule personne noire qui représente toutes les personnes noires. Ou encore la femme des îles qui représente toutes les femmes des îles. Évidemment les femmes des îles sont très sexualisées et très fétichisées.

So : Carrément. Quelque chose dont je me suis rendue compte c'est que souvent pour ce genre de projet où l’on cherchait à m’érotiser au travers d’une sorte de cliché de femme racisée, était que l’on mettait en avant des choses qui font partie de mon trait de caractère ou/et ce que j’ai vécu dans mes photos. C’est-à-dire une certaine espièglerie, une joie de vivre, quelque chose d'un peu mutin qui est un univers que je cultive beaucoup également. J'avais donc l'impression que beaucoup de photographes et de followers se raccrochent à cette image. Illes ne voient pas du tout ou plus le fait que chaque femme racisée et chaque femme de manière générale est totalement multiple et n’est pas enfermée dans une seule vision, celle dans laquelle tu la fantasmes. Pour moi, ça toujours été ma lutte. Malgré tous les clichés qu’on les gens sur les femmes guadeloupéennes et antillaises, dans mon cas, c’était de montrer qu’il y avait plus que ça. C’était de montrer également qu’une femme antillaise n’est pas simplement sexy au sang chaud et aime attiser le regard des hommes. C'est pour ça que dans mon travail, il y a aussi plein de photos qui sont très loin de l'érotisme et qui vont questionner un rapport plus abstrait au corps. Par exemple questionner la solitude ou d'autres choses comme ça.

Sol : Par rapport à tout ça, est-ce que tu sens que du dois... Comment dire ? Est-ce que tu as senti que tu devais à un moment donné plaire à ton audience entre guillemets ? Tu as dit que tu ne voulais pas rentrer dans le cliché, à quel moment as-tu eu ce déclic ? C’est être un cliché qui t’as permis de te rendre compte que tu ne voulais plus l’être ? Ou est-ce que depuis le début tu t'es dit je ne veux pas me positionner de telle façon : « Je refuse de plaire à votre imaginaire. » ?

So : Lorsque j’ai commencé à être modèle, je n’avais pas autant de recul que maintenant, c’est-à-dire là où j’en suis actuellement. Dès le début, évidemment, je ne voulais pas rentrer dans un cliché. Ça allait à l'encontre de mes envies aussi. Faire de l'érotisme et être très sexy étaient des choses que j’avais très fortement envie d’exprimer au début de mon activité donc j’étais en conflit. Au fur et à mesure des shootings et une fois que j’en avais un peu marre de faire de l'érotique, j’ai pu me recentrer sur d’autres valeurs. Cette volonté que j’avais dès le début de pas vouloir rentrer dans le cliché est revenu tout naturellement dans mon travail.

M : Ce qui est vraiment dommage est que dans l’imaginaire de ce que peut être une femme antillaise,  nous n’avons pas le droit à l'expression de la sensualité et être sexy pour soi. Il faut plaire à des auditeurs. Par exemple : Les shootings faits avec Yan Senez et Dr.Ahfm étaient incroyables ! Je n’ai pas vu un corps sexualisé et je n’ai pas vu un corps sexuel. J’ai vu un corps en mouvance qui s’exprimait devant la caméra. Je trouvais qu’il y avait une histoire intéressante, que les photos racontaient une histoire intéressante. Les photos prises par Yan Senez avec les miroirs sont incroyables. Puis lorsque tu jettes un œil aux commentaires des followers écrits sous les publications instagram, il y a toujours un renvoi au sexe dû aux positions de ton corps. Alors que pas du tout. Un corps quel que ce soit ces positions peut juste être un corps. Les followers et notamment les hommes renvoient ton corps au sexe. Regarder ces photos, par exemple, je vois un corps nu, un corps en mouvance et toutes les facettes d’un seul et même corps vu sous différents angles. Malheureusement, ton corps demeure sexualisé. Je me demande comment tu fais pour faire la part des chose et continuer ? J’imagine que ce n’est pas évident de se dire « Je vais continuer cet art » alors même que les autres te renvoient une portion minime de ton art. Je me dis que tu as vraiment de la volonté pour continuer. C’est incroyable.

So : Tout d’abord, merci beaucoup. Ça me fait vraiment plaisir d'avoir des retours surtout en comparaison desdits commentaires que j’ai souvent sous mes photos. Ça fait très plaisir. Comment je fais la part des choses ? Les shootings que je fais et ce que je transmets au travers des photos dans lesquelles je pose est en grande partie pour moi. C’est également pour créer un beau projet et de belles images avec le photographe avec qui je vais travailler, ou la photographe d'ailleurs, rappelons-le. Je sais que je recevrais des commentaires nuls et souvent je supprime les commentaires trop lourds parce que je trouve que ça pollue vraiment l'espace. Ça attire aussi plein de « beauf » qui font toutes sortes de blagues. Mais ces photos-là, je les fais et je les partage parce que c'est ma manière à moi de m'exprimer et tout ça en dépit du public que j'ai.

Je me dis aussi que dans tout ce public, il y a forcément des gens sensibles à qui ça va parler profondément. Ce ne sont pas ceux qui commentent mais je sais qu’ils sont là. C’est pour ces gens-là et pour moi-même que je fais tout ce travail. On communique les uns avec les autres. Puis tous ceux qui commentent « Tu es trop bonne » tant pis. Ça ne me touche pas spécialement. Ce n’est pas quelque chose qui fait que je suis recroquevillée sur mon lit en me disant que je suis qu’un vulgaire morceau de viande.  À la fin, il y a tellement de commentaires qui se répètent les uns et les autres venant du même genre de personnes que ça ne t’atteint plus vraiment.

Sol : C’est leur perception.

So : Tout à fait.

Sol : Ce sont eux qui posent cette sexualité sur toi. Cette sexualisation de ton corps vient de leur imaginaire. Ce n’est donc pas à toi de justifier ou de t’excuser. Ce qui est cependant malheureux, entre guillemets, est le fait que tu dois te désensibiliser. C’est-à-dire qu’à force de lire ces commentaires, tu normalises quelque chose qui ne devrait pas l’être. Tu en as tellement entendu et tellement vu que...Alors que ça ne devrait pas être le cas. Tu ne devrais pas te dire « Oh non » à chaque fois que tu vas poster une photo, te dire que « Je vais avoir des beaufs, je vais avoir des couillons qui commentent mes photos en me disant des conneries ».

So : Oui.

Sol : Ça montre à quel point le corps de la femme est sexuel de façon inhérente.

M : Par nature même !

Sol : Oui, par nature. Je ne sais plus si on en parlait dans le podcast ou lors de l’une de nos conversations avec Mélissa. En tout cas, depuis très jeunes en tant que femmes nous sommes des êtres sexuels et sexués. Mélissa donnait l’exemple du « ferme tes jambes » que l’on dit à des petites filles de cinq ou six ans. Mais et alors ? Ça prouve que le corps physique de la femme est quelque chose de sexuel. On dirait qu’on le ramène toujours à trois choses qui sont le vagin, les seins et les fesses.  Une personne nous avait même dit, encore une fois on le redit, que les seins sont des organes sexuels. Ça prouve à quel point le corps de la femme est vraiment... Je ne sais pas comment s’en sortir. Je ne sais pas comment désexualisé le corps de la femme pour ne voir qu'un corps en mouvement, comme disait Mélissa.

So : Je pense que pour désexualiser ce corps de la femme, il faut aussi, et c'est vraiment quelque chose qui manque malheureusement sur nos réseaux sociaux et même dans notre environnement, c'est de le montrer tel qu'il est. Si on ne voit jamais de téton, si on ne voit de poil pubien par exemple. Tout ça crée une espèce de tabou, d'interdit, de qu'est-ce que c'est ? « On a vraiment envie de voir, mais pourquoi on ne peut pas voir ? ». Ça crée un désir, une espèce de curiosité un peu malsaine. Pour moi, ça passe déjà par ça c’est-à-dire par le fait de désacraliser un peu le corps féminin. C'est un corps comme un autre dans toutes ses formes possibles. Je pense, oui, qu’il faut le désacraliser. Il faut réussir à le voir comme quelque chose de non sexuel. Pour ça, de présenter le corps de la femme dans d'autres situations, dans d'autres poses que ce sur quoi on est constamment envahit.

Sol : C'est super intéressant parce que ça m'a fait penser à deux choses lorsque j'étais en train de préparer l’épisode. Je me suis qu’il y a que le corps de la femme qui est sacré, le corps de l'homme n'est pas vu comme quelque chose de sacré nécessairement. Ce n’est que sur le corps des femmes que l’on projette cette sacralisation. Et lorsque tu disais que ça crée tous ces tabous et toute cette curiosité, on a l'impression que seul l’homme peut voir ces choses-là : Le vagin, les tétons, les poils pubiens. Qu’avoir ces éléments n’est que pour les montrer à l'homme et que c’est l'homme qui détient...

So : Ce droit.

Sol : Oui voilà, ce droit d'en parler, ce droit de le montrer. Ou comment il les voit et perçoit. Ça fait référence au premier épisode du podcast que l’on a fait avec Mélissa, nous ne sommes pas en contrôle de notre corps. Il n’y a que l’homme qui le voit. On se déshabille, n'est-ce pas et toutes ces parties de notre corps n’appartient qu’à l’homme. La seule raison pour laquelle on a deux seins, la seule raison pour laquelle on a un vagin c’est pour les hommes. Ça leur permet d’avoir ce type de discours.

So : Oui et puis ça créé aussi des limites pour que la femme devienne une femme désirable. Il y a plein de choses qui nous définissent intrinsèquement et qui nous pourrissent un peu de l'intérieur sur notre estime de nous-même.

M : Je vais rapidement rebondir sur ce que disait Solène concernant la sacralisation du corps et faire référence à l’essai d’Elsa Dorlin la Matrice de la race. Elle explique que cette sacralisation du corps féminin émanerait de la sacralisation de l’image de la mère. Autrement dit, on est sacralisée parce que l’on est mère avant d'être femme ou être femme pour devenir mère. Parler de notre corps, c’est parler de ce qui est inviolable et de ce qui intouchable parce que l’on est mère.  Par exemple lorsque l’on est mère, les seins doivent être cachés parce que ce sont eux qui vont permettre à l’enfant de se nourrir. Moi, je n’ai jamais compris cette idée de mettre un tissu sur le bébé qui tète le sein de sa mère. Ce sont des rapports qui ont été mis en place aux alentours du XVIIIème siècle.

Le livre introduit en tout cas comment est vu le corps au fil des siècles et comment on a caché le corps des femmes. Cacher le corps des femmes est une spécialité des Antilles. Je sais que pour les français·e·s métropolitain·e·s voient les antillais·e·s comme des corps quasiment nu ou presque nu. C’est l’idée que l’on soit toujours en maillot raison pour laquelle les touristes se baladent en maillot dans le centre-ville par exemple. 

Sol : Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, on s’habille !

M : Voilà. Ces clichés reviennent souvent : on est toujours à moitié à poil, on fait constamment l’amour, etc. Avec une éducation sexuelle en Guadeloupe, on ne le dira jamais souvent, quasiment inexistante que ce soit à l'école ou que ce soit par nos parents ou par nos proches, nous ne savons rien. Vouloir se dévoiler en étant une femme est compliqué. Ce n’est pas possible parce que l’on demeure dans cette sacralisation. Si je pense à ton parcours qui t’a amené à poster des photos, je pense à ce que ça a dû être pour tes proches. Ça m’énerve et je l’ai dit à Solène avant que l’on commence l'épisode, de devoir dire qu'est-ce que tes proches en pensent ?

So : C’est la question qui revient souvent.

M : Dans une société familiale comme la nôtre où tes proches ont un droit de regard sur ce que tu fais avec ton corps en tant que femme...

Sol : Et pas seulement un droit de regard. Ça me rappelle les sociétés asiatiques où la notion d’honneur est prévalente. Tu dois sauver l'honneur de ta famille exactement. Il existe cette métaphore de dire que l'honneur de la famille est comme un verre d'eau. Si tu y lâches une goutte d'encre ou quoi que ce soit tu pourris l'honneur de ta famille. C'est aussi très proche de ça, c’est-à-dire que chaque personne, en tout cas, chaque femme doit respecter l'honneur de la famille. Ce serait intéressant dans ton cas de savoir qu'est-ce que... Comment ça se passe ? Prend une grande respiration avant de répondre. 

So : Alors, comment ça se passe au niveau de ma famille et de mes proches ? Je commence par la partie super fun et la partie super positive du côté de mes proches, en tout cas, mes ami·e·s dont beaucoup sont de Guadeloupe et mon copain. Illes sont supers. Illes sont d'un grand soutien et ça c'est super ! Illes apprécient mon travail et ça c'est très encourageant. Au niveau de ma famille... Oui, j'ai vite fini sur la partie positive.

Au niveau de ma famille, j'ai dû attendre un peu de temps avant de faire, entre guillemets, mon coming out en tant que modèle. Je leur en ai parlé deux ans après avoir commencé mon activité de modèle. J'ai dû commencer à en parler à ma famille parce que ça été précipité malgré moi. Il y a eu deux évènements qui m’ont poussé à le faire. Premièrement, j'ai été interviewé par L'Express pour leur rubrique Sexo pour leur parler de mon travail. Le problème était que l'article était très volontairement axée sur le côté sexualisé de l'activité de modèle. L’article n’est pas sorti comme je le voulais. Beaucoup de ce que j’ai dit a été paraphrasé. Ma famille est tombée dessus. Bon ! Ça veut aussi dire que des personnes de ma famille lisaient la rubrique Sexo de l’Express. Ce qui est assez drôle puisque moi-même je ne la lis pas. Puis deuxièmement, il y a eu la publication du livre d'art Ne sois pas vulgaire d'une photographe qui s'appelle Mathilde Biron, pour qui j'ai beaucoup shooté et pour lequel je faisais la couverture. Ce livre s'est retrouvé au top des ventes de la Fnac pendant deux Noël. Forcément, ma famille est tombée dessus. Il a donc fallu aborder le sujet. J’ai eu des avis très différents. Une bonne partie de ma famille proche m’a dit en gros : « Ok. Moi, je ne l’aurais pas fait. Je ne sais pas si tu te rends compte du risque vraiment. Moi je n’aurais jamais osé. ».  Je sais que ça se voulait bienveillant dans le fond mais c’était aussi un peu dans le jugement. 

Sol : Oui. C'est intéressant parce qu’on dirait qu’illes ne voyaient pas ta carrière comme une finalité. Parler de risque, ça veut dire que c’est une phase de ta vie.

So : Exactement.

Sol : C’est de dire « Imagine si taon employeur·euse dans deux ans voit ces photos ». Alors que « Si je veux travailler pour moi et si je veux travailler avec des photographes, j'espère qu'illes vont tomber sur mes photos ». C'est cette vision que lorsqu’une femme montre son corps ça ne peut pas être pour son propre plaisir, ça ne peut pas être sa propre profession ou pour son propre développement professionnel. C’est une phase de sa vie. Puis, à un moment donné, tu vas en avoir marre et le jour où tu devras pointer à Pôle emploi ce sera problématique.  Je vois vraiment la Guadeloupeanité dans le sens où « Oui tu fais ce que tu veux, mais ! », « J'aimerais te prévenir du risque de montrer ton corps parce que... ».

So : Tu ne comprends pas.

Sol : Oui, c’est l’inconscience des risques. On dirait que montrer son corps, c'est risqué. Ça revient à ce que tu disais Mélissa vis-à-vis de cette affaire de cacher son sein pour allaiter l’enfant. C'est quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi ? Les seins sont vus comme étant quelque chose qui peuvent...

M : Attiser.

Sol : Oui, qui peuvent attiser.

M : Parlons également du côté pervers de la situation. Tu allaites ton enfant et une femme ou un homme te dit de cacher que je ne saurais voir. « Oui d’accord mais j’allaite mon enfant. ».

Sol : « Je suis en train de donner à manger à un être humain. ».

So : Oui. C'est un geste si primaire, basique et innocent dans sa forme et dans sa fonction que je trouve ça incroyable que ça puisse être encore sexualisé, d’une manière ou d’une autre. Attirer l’attention encore dessus...

Sol : Tu as un être humain qui te « bouffe », littéralement le téton ! Ce n’est pas quelque chose pour lequel je peux prendre du plaisir. Je suis en train de nourrir un être humain pour qu'il grandisse et toi tu me dis que ça te fait sentir un je-ne-sais-quoi. Et c'est encore à nous, de nous cacher. Je trouve que ça c'est vraiment le parfait exemple.

M : Pour revenir à ce que tu as dit, Sonya, vis-à-vis des risques évoqués par ta famille concernant les photos de nu. En Guadeloupe ou partout ailleurs mais surtout en Guadeloupe, je pense que tout le monde a connu des filles qui se sont fait prendre en photo et dont leurs photos ont été publiées sur Internet sans leur consentement. Bien sûr, on n’en entendra plus parler de ces filles parce que soit elles ont été exilées à un autre coin du monde ou soit elles font profils bas pour ne pas que l’on les reconnaisse. Parler de risque, c’est entendre : « Quelque chose va t’arriver parce que tu as fait ces photos. ». Un jour, peut-être que l’on abordera un épisode sur ce sujet avec une spécialiste, en tout cas comme dit Solène c’est toujours à nous de trouver des solutions. Dans ton cas, Sonya, où tu publies des photos de façon tout à fait consciente puisque c’est ton métier et que tu adores ça, il existe toujours un risque. Alors même que ce n’est pas toi qui crée le risque mais l’autre.

So : Exactement.

M : C'est l’autre. C’est la personne qui va vouloir m’atteindre puisque que selon elle, une fois nue je n’ai plus de droit. Je n'ai plus d'honneur. Je ne peux plus être respectée. La personne pourra faire tout ce qu’elle veut. C’est ça qui m’interpelle. Expliquez-moi quel est le risque parce que le risque ne vient pas de nous ?

So : Non, absolument. Le message que j’essaie de délivrer au travers de mon travail et pour répondre également à ça c’est-à-dire lorsque l’on me dit « Oui mais tu n’as pas peur que taon employeur·euse découvre ça plus tard ou tu n’as pas peur que quelqu'un·e prenne ta tête et la mettre sur des films pornographiques ? ».  J'ai déjà choisi d'être nue sur internet et je le montre avec tellement de fierté que ça ne me semblera jamais préjudiciable, à mes yeux.

Sol : Oui et c’est ta perception. Encore une fois, on projette sur toi ou moi le fait que l’on associe ton activité à quelque chose de risqué. Ça prouve cette société post-coloniale et patriarcale dans laquelle on vit parce qu'une femme nue : « Ah c'est risqué ! ».  Ça va dans la catégorie des professions à risques alors que pas du tout.

So : Une femme nue est une femme qui est libre de son corps et qui est libre de ses choix. Et ça, évidemment, ça fait peur aux gens. Ça veut dire que c'est une femme qui est forte, courageuse. Et qui se fiche de la vie des autres. Il y a plein de gens qui ont peur de ça parce que c'est dur à contenir. Ces femmes ne vont pas se taire et ne vont pas se cacher.

Sol : Ce qui me fait penser. Avec Mélissa, de temps en temps, on parle de sororité et comment parfois les femmes qui nous maintiennent sont celles qui s’auto-policent dans notre communauté. Et j'aimerais savoir si dans ton cas, est-ce que tu as reçu plus de retour... Comment dire ? On sait que cette police du corps est présente. Dirais-tu que c’est plus présent avec les hommes ou bien avec les femmes ? Est-ce que c’est plus virulent suivant le genre ?

So : C’est vrai que j’ai eu quelques interactions assez marquantes et surtout inattendues. Par exemple, et pour revenir à ce que tu disais sur les femmes qui s’auto-policent, lorsque je suis revenue en Guadeloupe cet été pour voir ma famille et profiter de l'île que je n’avais pas vu depuis quatre ans. J’ai rendu visite à ma professeure de danse et sa fille. C’est une professeure de danse qui me tient beaucoup à cœur et avec qui j’ai fait de la danse depuis plusieurs années. Et plusieurs danses différentes aussi : du dancehall, de la samba et du Modern Jazz. Ça m'a vraiment aidé sur l'expression de mon corps. Elle nous a toujours tenue à nous, ses élèves, un discours de femme forte, de femme assumée et qu’être sexy était quelque chose de bien à revendiquer et qui permettait un certain empowerment

Et bien lorsque je suis revenue la voir dans sa salle de danse pour lui faire un petit coucou, j'ai eu droit a toujours ce même discours de « Ah mais oui j'ai vu que tu faisais des photos. Bon, tu sais que ce n’est pas génial.». C’était vraiment la dernière personne pour qui je m'attendais à entendre ça ! De quelqu’un·e qui m'a toujours prôné l'inverse. Puis j’étais aussi très proche de sa fille lorsque je faisais encore de la danse donc ça m'a paru tellement bizarre de recevoir ça déjà d'une femme et ensuite d'une femme qui a toujours prôné un certain empowerment par le fait d'être sexy et par le fait d'être libre de son corps. C’est l'interaction la plus marquante que j'ai eu et ça m'a fait très mal. Ça m'a fait très mal parce que c’était quelqu'une de proche et qui m'a aidé à grandir. Ça m’a rappelé à quel point c'est dur, aussi, de recevoir ce genre de remarques de la part de femmes. Tu as l’impression que...

Sol : Ça fait encore plus mal.

So : Oui, c’est une espèce de sentiment de trahison. Pourtant j'ai l'impression que l’on travaille toutes pour les mêmes causes. Ça c'est c'était douloureux. Bon... C’est par la suite passé mais voilà. Du côté des hommes, Il y en a très peu. En général, les gens qui m'écrivent sur un instagram c'est souvent pour faire des compliments. J’ai rarement des commentaires de gens qui me disent de cacher mon corps. C’est arrivé certaines fois mais étant donné que ce sont des personnes que je ne connais pas, ça ne m’atteint pas trop. 

Sol : Je me dis que ça doit faire mal lorsqu’une femme s'oppose en obstacle à ta propre libération. Ou qui te police. C’est-à-dire que peut-être c’est exagéré de le dire mais tu le fais pour les femmes. Lorsque tu parlais de ta professeure qui t'a déçu des années après, ça me rappelle notre phénomène, hein Mélissa. Nous avons eu aussi une professeure. On ne dira pas son nom. On a eu une professeure qui des années après s’est révélée être une ennemie !

M : Je pense que lorsque l’on arrive à trouver des modèles féminins qui nous encouragent… Je peux imaginer ce qu’elle t’ait dit « Vas-y ! Fait ce que tu veux. Tu es une femme. Tu es capable de tout. Tu ne devrais pas avoir honte de ton corps. Tu es là pour l’exprimer. ». Bizarrement c’est ce qu’illes répètent toustes.  Puis un jour le paradoxe arrive.

So : Oui c’est ça.

M : Tu les mets mal à l'aise. C’est ma perception mais je suppose que lorsque tu rends une femme mal-à-l’aise vis-à-vis de l'expression de ton propre corps c’est-à-dire vis-à-vis de cette assurance, de cette estime de soi et de ce rapport de bienveillance que tu peux avoir envers ton corps, c'est parce que cette femme n’est pas du tout dans cette libération-là. Il s’avère que tu poses de nouvelles règles.

Sol : Tu vas trop loin.

M : Oui, tu vas trop loin. Et tu vas trop vite.

So : Oui.

M : Elle n’a pas ce rapport-là. Elle n’en est pas là avec l'estime de soi. Si je vois des modèles sur instagram, qu’elles soient nues ou non, je ne me dis pas « Oh non ! Elles font chier avec le corps. Qu’elles le cachent. » Au contraire, je me dis « Waouh ! Qu’est-ce qu’elle est la belle cette photo. J’adore cette pause. ». À quel moment a-ton ce monologue avec soi-même pour dire à une autre femme que tu n’aimes pas ce qu’elle fait. Ou qu’elle te fait honte. Ou bien que ce n’est pas bien pour les autres femmes. Ou encore elle contribue à ceci et cela. C'est vraiment dommage. Ça veut dire que la libération de son propre corps, en tout cas ici, est paradoxal puisque l’on on te dit « Fais ce que tu as à faire mais fais-le caché de sorte que je n’ai pas à devoir m’expliquer pour toi. ».

Sol : « Fait le dans l’ombre. ».

M : « Je n’ai pas envie d'expliquer ce que tu fais. ». À ça, tu as tout simplement envie de répondre que la libération vient de moi en premier. Je m’aime avant tout et lorsque tu viendras à avoir cette pleine appréciation de toi-même, cette estime de soi, on pourra alors avoir une discussion. Peut-être même que tu t’excuseras. Ou peut-être que tu n’auras pas besoin de le faire parce que je comprendrais. C’est à se demander si pour que la sororité se brise qu’est-ce qui s’est passé ? Quel a été le monologue ou quelle a été l’interaction qui a tout brisé ? Quelle est la malveillance qui s’incruste dans nos rapports entre les femmes. De se demander, à quel moment la sororité se brise et à quel moment il y a plus de bienveillance entre nous ? Qu'est ce qui fait que ?

Sol : Je pense que c'est inconscient... Comment dire ? Nous sommes toutes inconsciemment conscientes du danger.  C'est paradoxal. Je m’explique.  On sait à quel point la société peut être violente. On l'a vu. On l'a vécu. La société est violente à plusieurs niveaux : physique et mentales. D’une manière ou d'une autre, on le sait de par nos mères, nos grands-mères. Moi, je crois vraiment au traumatisme transgénérationnel c’est-à-dire qui se répète de génération en génération et qui se retrouve dans nos corps, dans os, dans nos esprits et cetera. 

So : Oui.

Sol : Je pense qu'on le sait et qu’on en a toujours peur. Autant on veut se libérer de cette peur mais elle demeure présente.  Je pense aussi que beaucoup de femmes sont encore élevées dans la peur. La peur du monde, la peur de ce qui peut nous arriver lorsqu’on est dans le monde.

So : Oui, je pense aussi.

Sol : C’est-à-dire que l’on aimerait que tu te libères mais on connait quel est le prix de cette liberté. On sait que tu peux littéralement mourir en essayant de te libérer. Moi, je pense qu’il y a de ça.

So : Je pense également de ce que j’ai vu en tout cas en Guadeloupe et aux Antilles plus généralement, c’est que l’on a ce rapport super étrange par rapport au corps de la femme. Il est à la fois un tabou et très libéré, montré. C’est quelque chose qui confus beaucoup de femmes les unes par rapport aux autres. Les repères et les limites que chacune se met sont tellement brouillés que tu ne sais plus exactement.

Sol : Tu ne sais plus où te placer. C’est vrai. Nous sommes dans une société très chrétienne et très prude soi-disant pourtant de l'autre côté c'est hyper sexualisé. Rien que les chansons. Notre genre musical favori, cette affaire de bouillon-là. C’est ironique. C’est non ! C'est une abomination. Pour revenir, cette hyper sexualisation de la femme d'un côté, et être prude de l’autre. Tout de même, il ne faut pas trop être prude. Il ne faut pas non plus montrer trop son corps, ce n’est pas bien.

M : Et puis, il y a des saisons pour lesquelles tu peux montrer ton corps et des saisons ou tu ne peux pas. Par exemple : Le carnaval et les grandes vacances sont les saisons où tu peux montrer ton corps. Tu te dis que c’est intéressant. Pourquoi devrait-on être limitée ? Il y a tellement d’exceptions aux règles. Pourquoi on ne devrait pas tout simplement abolir ces règles finalement. 

Sol : Ça fait peur je pense. Comme l'a dit Sonya. Si on abolit ces règles-là, ça veut dire qu'on est libérée et une femme libérée est une femme confiante et libre. C'est quelque chose qui fait littéralement peur. C'est une femme qui vit dans son pouvoir. Et ça, on ne veut pas qu'une femme racisée ait du pouvoir.

So : Oui. Je pense aussi au niveau de police entre femmes. Il existe beaucoup un fort rapport à l’image que tu montres au public et aux personnes... Comment dire ? Les photos et images que tu décides de faire dans ton cercle privée et plus intime entre guillemets, j'ai l'impression que beaucoup de femmes réagissent très mal au fait que le public et l'intime soient mêlés. Et malheureusement comme la photo de nu. C'est dommage parce que je trouve que ça alimente encore cette espèce de tabou sur le corps des femmes : L’intime devrait rester intime. Je pense que ça revient à ce concept de sacralisation. Comme on l’a dit tout à l’heure par la sacralisation du corps, tu ne dois pas le montrer au public. Ton corps nu est censé resté dans l’espace de l’intime et même pas avec toi-même mais...

Sol : Avec un homme !

So : Avec un homme tout à fait.

M : Oui et par exemple, on en reparlera, on entend très peu parler de la masturbation féminine, en tout cas ici. Le corps nu se situe dans la chambre à coucher avec un homme. Ne parlons même pas si c'est avec une femme ou si c'est avec plusieurs personnes. Ça personne ne veut le savoir non plus. C'est très hétéronormé et tu ne dois pas t'en défaire. Je pense qu'il y a aussi cette connotation. La conversation est tellement intéressante que l’on pourrait parler de tellement de choses. Mais moi, ce qui me dérange, c'est que ton corps ne soit pas, encore une fois, ton corps. Ton corps n'est jamais ton corps. Il est sacralisé. Tu attends l'aval des autres.  Tu dois penser à ton compagnon. Oui parce que j’imagine que l’on t’a souvent demandé l’impact de ton métier sur tes relations amoureuses. « Ton mec il sait que tu fais des photos comme ça ? ». « Le mien il n’aurait pas voulu et je ne voudrais pas que d'autres mecs voient mes photos à La place du mien. ». C'est ça que les gens ne comprennent pas, c’est qu’il s’agit tout simplement d’un corps. 

Sol : Oui et je ne suis pas que ça au passage.

So : Et surtout un corps nu ne devient sexualisé, pour moi en tout cas, que dans certaines conditions, dans certaines circonstances et dans une manière de le mettre en scène. Souvent on me dit : « Ah ! Maintenant que tous les mecs t'ont vu nu sur Instagram, il n’y a plus aucune surprise pour le prochain. ». Alors que pas tout ! L'image que je montre de moi sur les réseaux sociaux est seulement celle que je veux montrer et celle que je valide entièrement. Si je décide de sexualiser mon corps, il prendra une autre forme de ce que je peux montrer sur Instagram. Il peut être totalement désexualisé dans certaines photos que je montre. C’est une question de contexte. Je ne vais pas « gâcher la surprise ».

Sol : Oui bien sûr. C’est une question de contexte et d'intention. Mon corps est sexuel lorsque je veux qu’il soit sexuel.

So : Exactement.

Sol : Ce qui me rappelle, oh mon dieu ! On était à la plage avec Mélissa à la Pointe-des-châteaux et elle retire son haut de maillot. Là ! Urg ! Un vieux gars...  Oh mon dieu ! Il vient lui parler mais d'une manière ! C’était juste répugnant la manière dont il nous parlait parce que selon lui, elle était ouverte à recevoir ce genre de commentaires et autres. Il pouvait lui parler et lui poser des questions, etc. 

M : Oui et encore une fois, on a plus de droit. Il y a trois choses que vous venez de dire qui m’interpelle. Le discours de « Il n’y a plus de surprise ». On entend très souvent ce discours lorsque l’on nous décrit comme étant des salopes ou des putes. C'est exactement le même discours. Soi-disant parce que tu l’as trop fait, parce que tu as trop de partenaires, il n’y a plus aucun mec qui voudra « baiser » avec toi. Dans ce discours tu deviens sale, indésirable et surtout tu deviens « quelque chose » dont on a plus envie d’être proche.

So : Oui qui perd sa valeur en quelque sorte.

M : Exactement. Ce qui m’interpelle deuxièmement c’est l’idée... On n’en a pas eu le temps d’en parler mais tu n’es pas seulement une modèle. Tu design des sous-vêtements. D’ailleurs, j'avais vu ta collection de ça il y a très longtemps. Je l’avais trouvé incroyable. Tu chantes aussi ainsi que d’autres choses. Malheureusement, on reviendra toujours au fait que tu fasses du nu puisque c’est très visible. C’est ce qui m’interpelle deuxièmement. Troisièmement c’est de penser que les poses que tu fais pour tes photos sont assez réalistes pour que l’on puisse faire l’amour comme ça ! Dans ton cas, tu es modèle souple. En voyant tes photos, je peux les interpréter. Oui il a certaines choses qui sont certes possible mais d’autres ? Il y autant de manière de faire l’amour, qu’il n’y a d’individus. Il y a donc énormément de poses. Je le vois comme un sorte de spectrum. Pourtant, je me dis à quelle moment les positions dans lesquelles tu te mets c’est-à-dire que tu te contorsionnes tellement que tout ce que l’on peut voir c’est de l’artistique. Pourtant on attribuera tes poses à des positions sexuelles. C’est absurde.  C'est l'absurdité de cette perception. Tes positions sont artistiques. De la souplesse, de la contorsion. Malheureusement, voir deux trois tétons...

Sol : Voir ta peau.

M : Voilà. On pourrait imaginer que ces positions soient possibles aisément et couramment... Ce serait de dire que le corps ne peut avoir que des positions sexuelles.

Sol : Oui et ça démontre un certain détachement à l'art. On n’est pas vraiment « art », malheureusement dans les communautés racisées. Autant dans notre famille, il a forcément un·une artiste. Cette tante ou cet oncle qui fait de la peinture, sculpture et s’en suit mais en tant que communauté... C'est intéressant parce que je trouve que l’on est super artistique. Par exemple, lorsque tu marches les rues de Guadeloupe, il y a des couleurs partout et puis on a quand même un œil pour les couleurs, pour l'architecture. C’est très différent par exemple au Canada où toutes les maisons sont les mêmes. Alors qu’ici, on est quand même artistique pourtant c’est comme si on n’est pas connecté à cet art. C’est-à-dire que lorsque l’on regarde ton art, on ne voit pas de l’art parce que l’on n’a pas entrainé cette fibre artistique que l’on a en tant que personne racisée. Ce qui est dommage. Selon moi, on devrait prendre plus de cours d'art à l'école.

So : Oui, sans doute. Et il y a quelque chose aussi que je dis très souvent lorsque l’on me pose la question du corps nu et de sexualisation, c'est que personnellement je ne vois pas les corps nus et même mon corps comme quelque chose de sexuel à la base.

Pour moi et pourquoi j'ai choisi le nu c'est qu’il s’agit d’une toile blanche. C'est comme un canevas qui te permet d'exprimer tellement de choses, tellement d'émotions, d'histoires, de possibilités. Si tu l’habilles par exemple de lingerie tu vas pouvoir parler de quelque chose d’un peu boudoir et de plus érotique. Si tu l’habilles par exemple pour un shooting de mode, tu vas transmettre plein de choses différentes. Mais le corps nu et l’avantage d'un corps nu, c'est pour ça que j'en fais, c'est qu’il est totalement libre de toute interprétation.  J'aimerais que plus de gens voient la liberté que ça permet. Malheureusement non. Je me bats pour ça, autant possible.

Au début, je me battais beaucoup contre les « beaufs » et à la fin il y en a tellement que c'est dur. Enfin c'est long et c'est chiant. Je n'ai pas envie de passer ma journée à faire ça. Il y en a trop en général. Lorsque je reçois des dickpick, je les mets dans mes stories avec le pseudo de la personne. Si cette personne s’est permise de violer mon intimité de la sorte, mon espace en tout cas et de me balancer son pénis comme ça sur une photo dégueulasse en gros plan,  est-ce qu’il court vraiment de grands risques à ce que tout le monde voit son pseudo et cetera. Au moins, je suis sûre qu'il ne reviendra plus. En général ça fonctionne mais même ça à la fin ça, ça m’ennuie aussi.  Je prends le risque de perdre aussi mon compte en censurant mal sa photo lorsque je la mets en story. Ce n’est pas très chouette.

Je voulais aussi dire, c’est que sur Instagram et malgré tout ce que l’on a dit sur le fait de désexualiser le corps, il y a quelque chose qui m'amuse beaucoup. C’est aussi, justement, de jouer avec les codes du corps sexualisé et  de les détourner souvent dans mes stories. Je joue beaucoup avec la censure.  Je fais de la pôle dance sur des barres de métro par exemple. Je trouve ça important aussi de rendre le côté sexy moins sérieux et moins grave. Je trouve aussi que c'est super important de remettre de la légèreté dans le fait d'être sexy ou dans le fait d'être désirable. Sinon ça devient un sujet très pesant et ça créé plein de polémiques alors que finalement montrer le corps c’est quelque chose de simple, espiègle, accessible, qui joue dans le fait de créer un certain empowerment. Ce n’est pas si grave d’être sexy. Ce n’est pas si grave de se montrer nu. C’est quelque chose dont si on peut se permettre de jouer avec, ce n'est pas mauvais. Autre chose dont je voulais parler parce que je pense que c'est super important. Peut-être que ça sort un peu du sujet. Ou pas ? Je ne sais pas trop... Je me permets de faire une petite partie prévention puisque que je peux prendre la parole là-dessus autant le faire. Beaucoup de gens ou du moins beaucoup de jeunes modèles se lancent dans le nu et tombent dans un milieu rempli de pervers et de personnes malintentionnées. Ça m'est arrivé beaucoup de fois, trop de fois. J’aurais pleins d'anecdotes très glauques à raconter à ce sujet-là. Souvent, il y a des femmes qui vont se lancer dans le nu avec une conception un peu naïve de tout ça, pour plein de raisons.  Par exemple pour se sentir bien dans leur corps ou pour se sentir désirable. Ce sont des raisons totalement valables et très chouette. Mais, c’est vrai que lorsque l’on commence on n’a pas beaucoup de recul sur les situations dans lesquelles on se met, sur les shootings ou encore sur notre consentement à faire certaines choses. Je fais vraiment de la prévention.

Sol : Oui. Cette affaire de photographe est une question que je voulais aborder. Le milieu de la photographie est un quand même un milieu dominé en grande majorité par les hommes. J’imagine que oui, il y a de mauvaises expériences. Donc c'est parfait que tu en parles.

So : Par rapport à mon expérience, ce qui s’est passé lors de mes premiers shootings, lorsque j'ai commencé à poser et que j’ai commencé à faire de la photo érotique, en lingerie avec des poses très suggestives,  je le faisais aussi pour l'envie de me sentir sexy, de me sentir bien dans mon corps et de me sentir désirable pour mon regard aussi. Derrière ça, j'avais aussi une mauvaise interprétation des intentions des photographes et de leurs regards à eux également. Ce que je veux dire c’est que ce n’est pas facile sur le moment lors d’un shooting où tout se passe très vite et que l’on peut être très rapidement amené à faire des choses que l’on n’a pas envie de faire. Lorsque l’on est modèle, ça peut être très angoissant. Souvent, on est enfermé dans un endroit qui peut être le studio du photographe ou chez lui. On est enfermé à clé dans un endroit clos avec quelqu'un·e souvent de plus grand et plus fort que nous. Nous on est nu et lui est habillé, on se retrouve dans une position assez vulnérable. Ça crée sans qu'on le veuille réellement un rapport de... Comment dire ? Non pas de victime, ni de soumission mais...

Sol : De dominant·e-dominé·e ?

So : Oui. Le photographe peut très facilement et surtout pour des modèles qui n’ont pas forcément d'expérience et de recul sur ce qui se passe, les inciter à faire des choses qu'elles n'auraient pas envie de faire. De les toucher aussi ce qui est un réel problème dans ce milieu. Ou les violer ce qui est encore plus un gros problème dans ce milieu. La modèle se retrouve souvent piégée dans cette situation. C’est très grave ! Faire des poses que l’on ne voulait pas faire parce que ça ne nous ressemble pas. Avoir été poussée à cause d’une certaine pression. Se faire toucher et être violée en shooting. Dans les deux cas, c'est totalement inacceptable. Il faut faire attention. C’est mon point prévention pour les modèles qui commencent.

Sol : C'est le photographe qui choisit les clichés à la fin ?

So : Alors ça peut se passer de plein de manières différentes. Pour moi, ça a souvent changé d'un photographe à un autre. Disons que l'idéal à mes yeux c'est qu’une fois que la séance photo est faite, on déroche toutes les photos ensemble et on dit : « oui », « non », « ça ce n’est pas possible pour moi », « tu ne pourras jamais le poster sur les réseaux sociaux parce que ça ne me plaît pas ». Ce serait l’idéal. Il y a malheureusement plein de photographes qui ne t’envoient jamais les photos ou qui les postent avant de te les avoir envoyé. Tu n’as donc aucun droit de regard. Il y a aussi plein de photographes qui ne font pas signer de droit à l'image, ça c'est un gros problème. Il y d’autres qui vont poster des photos alors même que tu ne voulais pas qu'il les poste. Ça peut être très compliqué. Encore une fois, pendant un shooting, ça peut se passer super vite. Puis après un shooting, tu rentres chez toi et le photographe est chez lui et il a toute ces images de toi. C'est très dur d'avoir un contrôle dessus une fois que tu n’es plus avec lui. La police n’ira jamais t’aider pour des photos que tu n’aimais pas et qui ont été postées. Jamais, jamais.

Sol : Le conseil serait d’en parler à d’autres modèles. Ne pas hésiter de demander, de poser des questions sur tel ou tel photographe : « est-ce qu'il est respectable ce qu'il est ? »

So : C’est ce que l’on fait en général.

Sol : « Est-ce qu'il est bon ? Est-ce qu'il n’est pas bon ? ». Libérer la parole tout simplement. Si c’est ce que tu veux faire, vas-y et cherche des personnes qui le font et qui te ressemblent – personnes racisées ou personnes blanches. Au moins tu sais quelle expérience à peu près peut être similaire et de ne pas hésiter à poser des questions.

So : Oui en général c'est ce que l’on fait entre modèles.  On a des pages Facebook avec des listes de toutes les photographes à éviter. On se donne des conseils les unes et les autres. De demander « Je sais que tu as shooté avec lui, comment ça s'est passé ? Et cetera. ». Il y a tout de même un autre problème, c'est qu'il y a beaucoup de modèles aussi qui protègent les photographes. Soit parce qu’ils leur mettent la pression ou parce qu'ils détiennent des photos qu’elles ne voudraient qu’ils postent. Ça créée un environnement très malsain. Donc il y a plein de modèles qui protègent les photographes et à côté il y a des photographes qui vont dire qu’ils ont été super réglo tout simplement parce qu’ils ont dérapé qu’avec une seule modèle. Cette modèle victime se tait et les autres ne comprennent pas le problèmes puisque la séance se sera parfaitement déroulée. Ça, c'est un réel problème. C'est un milieu un peu compliqué.

M : Je trouve que c'est super important que tu en parles. On n’en a pas encore fait assez de la prévention en tout cas sur le podcast. En tout cas, c’est important que tu le dises. On ne fait jamais assez de prévention, c’est comme l’éducation sexuelle. Puis, comme dit Solène, libérer la parole. C’est la meilleure chose que l’on puisse avoir.

So : Exactement. Libérer la parole. Il faut aussi rappeler que l’on a un droit à l'image et que notre image nous appartient. Tu en fais ce que tu veux. Si tu veux la diffuser, tu ne la diffuses pas. Si tu ne veux pas la diffuser, tu ne la diffuses pas. Remettre de la confiance dans ça pour les femmes c’est important.  Notre corps ne nous appartient pas et encore moins l'image de notre corps. Pourtant c’est bien à toi, tu en fais ce que tu veux.  Tu détiens ce droit à l'image, libérer la parole et puis...

M : Libérez le corps des femmes.

Sol : Libérez-nous.

 


[1] Le tokénisme (tokenism en anglais) est une pratique consistant à faire des efforts symboliques d'inclusion vis-à-vis de groupes minoritaires1,2 dans le but d'échapper aux accusations de discriminations3.

[2] Elsa Dorlin est une philosophe et féministe contemporaine. Elle est professeure de philosophie politique et sociale au département de Science politique de l'université Paris VIII depuis 2011. Elle a été maîtresse de conférences en philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2005-2011) - HDR (2010). Ses recherches portent sur Philosophies féministes, études sur le genre et les sexualités. Esclavage, colonialisme, post-colonialisme (histoire des idées, des luttes et des mouvements des diasporas noires, Black Feminism). Histoire et philosophie de la médecine (corps, santé, nation) – théories sexistes et racistes modernes. (source Babelio)

 
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