Nos identités insulaires existent !

 
Exister : 
  1. Avoir la vie, vivre : Aussi longtemps qu'il a existé, il a lutté.
  2. Être dans la réalité, se trouver quelque part, être repérable dans le temps ou dans l'espace.
  3. Avoir une réalité.
  4. Avoir de l'importance, de la valeur.
  5. S'affirmer, se faire reconnaître comme une personne aux yeux de la société, d'un groupe, de quelqu'un.

©Larousse

 

Avant-propos : En compagnie de Coralie Deloumeaux, psychologue clinicienne et psychothérapeute guadeloupéenne, nous discutons de l’identité et ses multiples facettes.

 

Mélissa : Je cite : « Je pars du postulat que le groupe militant permet la restauration d'une identité fragilisée. ». Bonjour Coralie, comment vas-tu ?

Coralie : Bonjour Mélissa, je vais bien, merci et toi ?

M : Ça va, merci. L'été a enfin pris forme ici donc tout va bien.

C : Ah oui, vous aussi ? Merci de m'avoir invité sur de Fanm ka chayé kò. Je trouve que je trouve très intéressant du point de vue des thèmes qui sont abordés et de la diversité des intervenantes et je salue également tout l’auditoire qui écoute le podcast.

M : Je suis sûre que c'est également apprécié. Ta présence en tout cas, je l'apprécie beaucoup et je te remercie de consacrer du temps à cette conversation afin de parler de quelque chose me tient à cœur, l'identité. Et justement, la citation que je viens tout juste de citer, elle est de toi, Coralie, et plus précisément de ta recherche en tant que psychologue clinicienne sur la notion d'identité. Nous avions eu le temps d'en discuter avant aujourd'hui et il paraissait certain que cette notion, aussi floue soit-elle impose des normes qui malheureusement, tel entendu lors des précédentes interviews du podcast d'ailleurs, limite l'accès au statut de guadeloupéen·ne, martiniquais·e, réunionnais·e et j'en passe. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, Coralie dit moi qui es-tu ?

C: Avec plaisir. Je m'appelle Coralie Deloumeaux, je suis psychologue clinicienne et psychothérapeute. Je suis originaire également de la Guadeloupe et je vis en France depuis maintenant 12 ans. Je dois dire que le temps passe très vite. Alors en ce qui concerne ma formation, je l'ai faite à l'Université Paris Nord. J'ai un master professionnel en psychologie clinique et psychopathologie dans une faculté plutôt d’obédience psychanalytique. En plus de cela j'ai une spécialisation en clinique interculturelle et transculturelle. Ce sont des cliniques qui permettent l'articulation de la psychologie et de la culture. Ces cliniques partent du postulat d’universalité du psychisme humain, et que finalement la culture devrait apporter des spécificités de par les différentes logiques culturelles. Et il faut dire que ces disciplines, l'interculturel et le transculturel sont au carrefour de plusieurs autres telles que l'anthropologie, la psychanalyse, que j'ai cité tout à l'heure, la psychiatrie, la psychologie et aussi la linguistique. Effectivement, on y aborde différents thèmes tels que la migration, grandir en situation transculturelle, les adoptions internationales et bien d'autres thèmes. Et sans, bien entendu je mets toujours les guillemets, pour autant essentialiser lia patient·e par sa culture. À côté de cela, j'ai travaillé en tant que psychologue dans un centre municipal de santé à destination d'adolescent·es et de jeunes adultes pour rendre accessible dans un premier temps, la santé mentale et les accompagner sur diverses problématiques qu'illes rencontreraient. En parallèle, je suis dans le lancement de mon cabinet « Psy Culture » pour un accompagnement en libéral.

M : Impressionnant ! C’est intéressant que tu aies cité l'adoption internationale et la migration puisqu’il s’agissait de sujets que nous avions abordé, en compagnie de différentes invitées, sur le podcast. Je trouve ça assez pertinent de voir que ce sont aussi des thèmes qui touchent à ce que tu fais. Parler d’accessibilité à la santé mentale c’est important, il faut que l'on en parle. Je pense que c'est quelque chose qu'on va pouvoir faire aujourd'hui.

C : Exactement.

M : C'est le mythe ou peut-être que c'est la réalité, tu me diras que l'accès à la santé mentale ou le questionnement autour de la santé mentale n'est pas quelque chose que l'on fait, nous aux Antilles, en tout cas antillais·e, domien.nes. Ce n'est pas quelque chose dont on se préoccupe ou du moins on n’a pas le luxe de pouvoir s’en préoccuper. Je ne sais pas.

C : C’est vraiment très important. Je pense que comme tu l’as dit c’est une question de hiérarchie. Certainement beaucoup de personnes se disent que c'est pour les occidentaux/occidendatales, pour les européen·nes, ce genre de questions. Puis comme on l’a dit c'est vraiment une question de hiérarchie. Lorsque l’on est déjà préoccupé·e par des questions sociales, des questions politiques, bien entendu la santé mentale vient toujours en arrière-plan. Heureusement, je me dis qu'avec toute la promotion qui se fait autour de la santé mentale, les choses bougent, les choses avancent et on reconnaît enfin que nous avons un esprit et que cet esprit, il faut en prendre soin.

M: Tout à fait. Je vois beaucoup plus de guadeloupéenne, petit à aparté, en tout cas de femmes qui sont psychologues ou psychiatres...

C : Pédopsychiatre ?

M : Oui, pédopsychiatre. Toujours les femmes les premières dans les champs de bataille. On s’éloigne, toutefois ça me permet de poser ma première question. Au vu de ton travail, ton projet et des notions que tu abordes, revient souvent la question de l’identité.  En parlant de l'esprit, on parle des individus, on parle de leur identité et ce MOI qui peut être très conflictuels avec soi-même ou avec les autres. Ça interroge la perception de l’identité et comment on se voit à travers cette identité. Pourtant, et pour toi, qu’est-ce que l’identité ?

C: Avant de répondre, je vais parler de façon plus personnelle et vraiment à cœur ouvert. Tout au long de mon parcours universitaire, ces questions ont été vraiment importantes pour moi et elles ont un intérêt. Pourquoi ? Premièrement, ma formation était inexistante en Guadeloupe, jusque-là, apparemment, les choses commencent à bouger. Ma formation n’existait pas initialement en Guadeloupe. Je suis arrivée en France dans le cadre de la continuité territoriale et par le biais de mes études. J'ai bien entendu parler du BUMIDOM par le biais du mémoire d'une camarade. Cette expérience migratoire m'a fait me rendre compte de l'importance de pouvoir se définir parce que tel cas, si ce n'est pas moi qui le fait ce sont les autres qui auraient tendance à le faire.

Et effectivement, j'ai été confrontée à mon identité d'étudiante, mon identité de femme, mon identité de femme noire et mon d'identité d'enfant qui quittent le nid si on peut dire les choses ainsi. Il y avait toute une réorganisation qui se mettait en place à ce moment-là. J'ai eu aussi ce sentiment d'être une espèce d'ambassadrice pour mon peuple, d'avoir une représentativité pour aller au-delà de certains préjugés. Par exemple de ce que l’on pouvait entendre au niveau de la ponctualité des antillais·es. On avait l'impression que l’on était des allié·es, que c’était notre sport national et l’on n’était que ça.

De plus, si je dois ajouter quelque chose c'est que cette identité, mon identité en tout cas, était mise à l'épreuve vis-à-vis des personnes qui étaient différentes de moi. Bien que pour moi, je suis tout à fait au fait de cela et je pense qu'avec du recul, c'était une richesse. Ça m'a permis de m’aiguiser mon identité et de pouvoir asseoir qui je suis et qui je veux être surtout. Ça c’est pour ma présentation. Si je dois expliquer l'identité selon moi, ce serait un ensemble d'informations permettant de reconnaître et de différencier un individu. Cette notion est symbolisée par le célèbre « qui suis-je ? ». Et elle n'a jamais été aussi sollicitée qu’à notre époque alors que justement on est vraiment tous dans cette quête d'identité de savoir qui l’on est, de connaître aussi nos origines.

En pensant à la notion d'identité, je pense forcément à la définition de Carmel Camilleri qui est un sociologue*  si je ne me trompe pas. Il a travaillé sur les questions de déculturation [1] outrarié et sur les stratégies identitaire qui sont des mécanismes de redéfinition de soi. Et finalement Camilleri son postulat concernant l'identité, c'est de dire que je suis toujours le même au travers du changement et je t'avoue que dès que j'avais entendu cette définition-là, je l'ai trouvé tellement belle que je pourrais la relire à l'infini. Pour définir enfin une identité, il faut préciser qu’il s'agit d'un processus et non d’un état, c'est-à-dire que l’on intègre de l'ancien dans de l'existant, de l’ancien dans du nouveau.

Pour certaines personnes ce ne sera pas forcément aisées de travailler sur cette question d'identité parce qu'il peut y avoir aussi des chocs. Accepter du nouveau peut être très destructeur pour une personne. Et aussi sur cette redéfinition de lui-même, on va mettre en place des stratégies comme je le disais tout à l'heure des stratégies identitaires soit effectivement, on va partir du côté de l’assimilation, de l'intégration ou encore du repli sur soi. On remarque que certaines personnes qui ont du mal avec cette réorganisation, cette négociation de l'identité, peuvent le vivre comme étant une violence donc il faut avoir un certain bagage pour pouvoir faire face à tout cela. Et ces personnes-là vont opter pour des choses qui leur permettent justement de garder le MOI intact ou suffisamment intact.

M : Ta réponse a donné lieu à plusieurs questions. Je voudrais dans un premier temps souligner quelque chose qui était très pertinente en parlant de ton expérience personnelle lorsque tu as dit « ma position femme ambassadrice de la Guadeloupe ». Il existe énormément de représentations et de clichés qui viennent avec la perception d’une identité, ce qui rend difficile la question « qui suis-je ? ».  C’est une question que l’on se pose, je pense du moment que l’on pense c’est-à-dire du moment que l’on peut se représenter comme être pensant. La question « qui suis-je ? » est vraiment dure puisqu’une identité est toujours faite de clichés, de stéréotypes avant même que le processus initial de l'individu commence. Avant même de comprendre qui je suis, en me rattachant à une identité je serais rattachée à des stéréotypes.   Tout en étant la personne au travers du changement, si je comprends ce que Camilleri dit ?

C : Oui, c'est ça.

M : C'est super beau mais je me demande en pratique comment ça se passe ? C'est dur d'être toujours la même au travers du changement parce que justement l'identité est un processus.

C : Je vois bien ce que tu veux dire. Tous les ajouts qu’il peut y avoir à ton identité, on a toujours malgré tout cette impression de perte. C'est un peu la même chose concernant notre culture. À partir du moment où on définit les choses, on a l’impression de les figer et c'est vraiment ce qui concerne l'identité. On a du mal à donner à l'autre quelque chose qui nous appartiendrait parce que dès lors qu'on lui donne telle chose, ça nous échapperait et c'est vraiment ce qui est difficile. Par exemple, j'entends plein de personnes qui peuvent dire : « Ah, je vais retourner au pays (quelle qu'il soit) mais le pays a changé, il n’est plus pareil. ». Comme s’il y avait un arrêt sur image pour les personnes aux pays et que pour eux effectivement, on avait changé, on avait changé de point de vue et qu’il y avait cet arrêt sur image parce qu’on est dans la menace du changement. C'est quelque chose qui peut être vécu difficilement, ça ne veut pas dire pour autant que l’on n’a changé et que l’on n'a pas mûri. Ça voudrait dire l'identité qui est au fond de nous-même, notre MOI profond, reste toujours le même. On peut rester fidèle à soi-même même si on a changé de point de vue. Pour finir sur la question des clichés et des stéréotypes, on est aussi dans un environnement et ça, il ne faut pas l'oublier c'est-à-dire que l’on se construit premièrement en s'identifiant aux autres et en se distinguant des autres. Ce sont vraiment les deux facettes sur lesquelles on se construit.

Je me suis rendue compte que pour certain·es patient·es, on était attaché·e aussi à certains stéréotypes même si d'un côté on les combat pourtant de l'autre côté, on est bizarrement attaché·e à cela parce que finalement, on les a toujours connus. Il ne faut pas le prendre de façon fataliste, c'est comme ça. Par exemple on débattait sur la question de la « sadisation » [2] du corps féminin noir ou du corps féminin antillais qui sont adulées entre guillemets, pour leur corps. C'est quelque chose qui peut être très réducteur, on est d'accord là-dessus. Toutefois, on a peur de perdre à la limite, entre guillemets, les privilèges que pourraient donner ce genre de stéréotypes et à s'en séparer. On avance avec une certaine ambivalence concernant ce sujet.

M : Ce que tu disais justement précédemment sur la peur du changement et sur la peur de cette identité figée ou du moins que l’on voudrait qu’elle reste figée. Je me demande si ce n’est pas une stratégie identitaire de la préservation d'une identité connue au travers des stéréotypes, des anecdotes et des vérités générales comme ce que tu disais sur le retour au pays. C'est tout à fait humain de constater le changement et d'en avoir peur. C'est vrai que lorsque je rentre en Guadeloupe avec mes proches ou moi-même, je peux me dire : « Ah, je n’apprécie pas ce qui se passe, ce n’est plus la même chose. Je ne ressens plus la même chose. ».

Question : Pour les personnes venant d’anciennes colonies esclavagistes, est-ce que pour nous le changement ne serait pas beaucoup trop rapide dans le sens où même l'existence de notre identité et des stéréotypes qui l’accompagnent étant jeune voire moderne, contemporaine j'ai envie de dire ?  Est-ce qu'on n'arriverait pas à évoluer en même temps que voudrait l'évolution de notre propre moi en tant que guadeloupéen·ne ? Peut-être que l’une des raisons pour lesquelles je ne suis pas perçue comme étant guadeloupéenne est dû au fait que je ne rentre pas des carcans et des stéréotypes ni dans de ce que l’on voudrait qu'une guadeloupéenne soit. Je me pose souvent la question pourquoi. Est-ce à cause de mes tatouages ? De la façon dont je m’exprime ? C'est ça qui pour moi est vraiment dur, c'est de me rendre compte que je veux évoluer sans perdre mon identité de guadeloupéenne mais que l'autre me la retire très facilement. Est-ce que ce serait dû au fait que l’on est un jeune peuple et que l’on a peur de perdre nos repères ?

C : Pour moi cette notion d'identité, je ne la met pas au même niveau que la notion de culture même s’il y a des similitudes. Effectivement, je rappelle que ce sont des concepts qui sont très complexes. Premièrement, c'est très complexe. Deuxièmement, ce sont des concepts qui sont également dynamiques, c'est-à-dire qu'ils sont voués à changer. Et ce que tu as dit est vraiment très important. C'est vrai que c'est une identité qui est jeune, c'est-à-dire que l’on est une construction qui est jeune mais, et j’irais même jusqu'à dire que pour qu'une culture soit vivante et reste vivante, il faut justement qu'elle puisse pouvoir bouger, s’adapter, être influencée, ça c’est indéniable. Avec ce qu'on appelle la mondialisation, qui à la fois peut faire peur et à la fois peut servir, il y a un abaissement des frontières. Tout va beaucoup plus vite. J'imagine qu'effectivement qu'il faut pouvoir s'adapter. Et ce qui est très important, c'est que aussi on est un peuple et plusieurs peuples à la fois. Ce sont des peuples qui sont ouverts sur le monde parce qu’ils ont des origines dans le monde entier. Je me dis que c'est vrai que cette préservation qui participe aussi à notre nostalgie et qui fait de nous des gardien·nes de cette identité que l’on veut garder. On l'a chéri parce qu'effectivement on a grandi avec, on a été biberonné avec.

Il y a quelque chose de très affectif évidemment vis-à-vis de cette notion, de cette Guadeloupe, de cette Martinique, de cette Guyane, de cette Réunion et de tous ces pays que l’on aime et que l’on chéri. Donc c'est normal qu'il y ait cette peur mais je me dis que de toute façon, ces identités sont vouées à changer parce que c'est le processus normal de toute de culture et de toute identité.

M : Ça me rappelle exactement ce qui a pu être dit aux États-Unis lorsque les mouvements afrodescendant ou/et afroaméricain voulaient reconnaitre le fait qu’être noir·e aux États-Unis ne signifie pas une seule chose et que la culture afro-américaine est aussi différente qu’il y a de personnes et d’identité. Je pense qu’en Guadeloupe, par exemple, c'est ce qui est en train de se passer. On voit une Guadeloupe différente pourtant on a tous·toutes un parcours de vie plutôt similaire : La mise en esclavage des africain·es, les travailleurs·eurses engagé·es, le cycle de violences qui s’est répété durant les années 60 et 70 avec les mouvements décoloniaux etc. On s’est rendu·e compte que l’on était tous·toutes un peu dans la même merde, j'ai envie de dire c'est-à-dire on était des individus déraciné·es qui essayaient et essayent toujours à l'heure actuelle de trouver un socle commun pour tout le monde.  Peut-être que la peur du changement est la peur que ce socle si fin et si fragile puisse se détruire. Peut-être aussi est ce que tu as appelé « identité fragilisée ».

C : Bien entendu. Je dirais cependant que cette identité elle est forte au contraire. On distingue des temps de fragilités et c’est tout fait normal au vu de l'histoire. Mais je me dis tout de même qu’avec toute la réalité qu'il y a eu, avec tous les acteurs qui ont participé à l'établissement de cette société, il fallait le faire et ce n’était pas gagner. Je pense que l’on a réussi à construire quelque chose. C’est ce que je voulais rajouter.

M : Je vais rebondir un peu sur ta citation, sur ce que tu as évoqué comme étant une identité fragilisée. Est-ce tu pourrais expliquer ce que tu entendais par-là ? Qu'est-ce que pour toi signifie l'identité fragilisée ? Et comment pour toi, le groupe militant peut restaurer cette identité ?

C : Oui, pour répondre à tes questions, je pense qu'il est bon de contextualiser rapidement pourquoi j'avais écrit ce concept-là qui n'est pas forcément de moi mais qui était par rapport à mes recherches. Je travaillais sur un module femme dynamique/emploi dans une maison des femmes. C’est une maison militante et féministe. Sur cette atelier-là, qui était composé d'une dizaine de femmes en déliaisons et en rupture de vie : des divorces, des pertes d'emploi, des violences conjugales. La particularité de cet espace était la non-mixité dans un temps et un espace donné. Il y avait comme spécificité, le travail en groupe et la question du décloisonnement des espaces, c'est-à-dire que cette structure, c'était comme un loft. Il n’y avait pas de mur qui faisait obstacle.

Pourquoi identité fragilisée ? Toutes ces femmes qui n'avaient aucun point commun, ne serait-ce que culturelle ou ne serait-ce que socioprofessionnel, leur point commun était d’être des femmes et d’avoir subi des ruptures de vies. Elles s'inscrivaient dans un discours de dévalorisation. Elles étaient vraiment à la limite, je pourrais le dire, de la haine de soi. On devait travailler sur la question du CV par exemple. Pour elles et alors même qu’il y avait une reporter de guerre, une architecte, enfin des femmes qui avaient eu des carrières, ces femmes-là se disaient : « Je n’ai rien fait de ma vie. ». Bien entendu, c'est parce qu'à ce moment-là, elles ne se définissaient non pas par rapport à leur emploi mais par rapport à ce que leur agresseur leur avait fait subir. C'est-à-dire que : « Tu n'es rien, tu ne vaux rien, je te remplace quand je veux. ». Elles avaient intégré ce genre de discours très violent. Je faisais bien la différence entre le fait que ces femmes avaient été impactées dans leur parcours, mais qu'elles n'étaient pas des personnes fragiles parce que les termes pouvaient porter à confusion. C'est l'identité qui avait été fragilisé. Et l'idée, je me suis posé la question sur l'intérêt finalement de la structure militante et pourquoi ces femmes a priori, comme je le disais tout à l'heure, très différentes convergeaient vers ce lieu et mettaient en commun ce qu'elles avaient de plus intimes. On s’est alors rendue compte qu’il y avait un besoin latent celui de la reconnaissance. Ce besoin de dire je souffre et je n’en peux plus.

C'est ce que le groupe a pu apporter et en tout cas cet entre-soi à ce moment donné a permis justement à ces femmes-là d’entendre de la part de d'autres personnes qui représentaient la structure militante que leurs voix est portée sur la scène politique, leurs voix est portée sur la scène sociale parce qu’affaiblie par ce qu'elles avaient vécu, elles n'avaient pas la possibilité de se dire. Et effectivement, par le biais de ce groupe où on travaillait sur l'insertion et aussi par le biais de la structure de façon beaucoup plus globale qui travaillait à porter leurs voix au niveau social, ces femmes ont pu se sentir écoutées. Le fait que le groupe ou en tout cas le groupe militant sert de porte-voix à ces femmes-là permettait qu'elles puissent renouer dans le plaisir d'exister et dans le plaisir de se définir comme étant elles-mêmes, tout simplement. À ce moment-là, dans le groupe, elles pouvaient dire leur souffrance. Ce groupe les protégeait aussi. On a remarqué la protection du groupe, le soutien et l'étayage du groupe et le fait de pouvoir, entre guillemets, alléger leurs souffrances.

Ça m'a fait penser aussi par la suite au mouvement, au mouvement Nappy. Les mécanismes sont un peu les mêmes. Le groupe militant vient prendre une partie qui est fragilisée et injuriée pour lequel on a un désamour et à partir de là, va s'opérer une tentative de réappropriation. C'est-à-dire que le corps devient politique, un objet politique, un objet qui est mis en avant. Il y avait également le mouvement Black is Beautiful. Les questions de renversement pour contrer les préjugés, pour contrer le stéréotype et pour montrer ce que la société a considéré comme étant faible, pas beau, insignifiant qu’à partir du moment où cette parole est porté et cette parole est maintenue au devant d'une société qui n'est pas forcément en amour - même si on a pas besoin de l'amour de la société pour pouvoir exister -  à partir de ce moment-là, peut commencer à s'activer ce processus de réappropriation et de réparation.

M : Et dans notre contexte par exemple ? Étant donné que l’on est toutes les deux guadeloupéennes, qu'est-ce que tu penses des groupes militants qu’il soit décoloniaux, féministes, féministe décoloniaux ? On assiste de plus en plus à l’émergence de mouvements et groupes. Par exemple pour l’accès à l’eau, écologistes, territoriales, et cetera. Qu’est-ce que tu vois de ça en Guadeloupe ?

C : Je me dis que l’on est de tout même des départements extraterritoriaux. Et le truc c'est qu’il y avait une politique métropolitaine...C'est à dire c’est comme si on voulait nous habiller avec un vêtement qui n'était pas à notre taille, pour dire les choses comme ça. Et l'idée, c'est que faire entendre la voix, de porter la voix ça vient de dire effectivement : « Oui, d'accord, on est français·e mais aussi on a une spécificité. Entendez notre voix parce qu’elle existe. ». C’est très important. Ça été incarné par certaines figures qui se sont levées. Il y a toujours des leaders dans les mouvements de groupes qui justement portent la voix et on remarque que d'autres personnes se lèvent à leur tour parce qu’elleux avait aussi intégré que l’on devait rester à notre « place ». Lorsque l’on entendait : « Estime toi heureux·euse, vous avez des écoles, des routes. ». 

M : « Vous avez une carte d'identité française. ».

C : Oui, « Estimez-vous heureux ». L’idée c'est que là, on vient poser quelque chose et je pense que pour moi ce sont vraiment des mouvements qui sont importants. Je suis bien consciente que tout le monde ne pourra pas l'incarner et que heureusement que ces mouvements existent pour que les choses puissent avancer.

M : Dans les interviews précédentes avec mes autres intervenantes, on remarque à chaque fois que la réappropriation de l'identité ou le questionnement de l'identité part toujours d'un constat individuel. D’un·e individu à un·e on va se poser des questions et c'est peut-être ça lorsque tu dis que l’on a essayé de nous forcer à mettre un vêtement qui n'était pas à notre taille. Dans la continuité de cette métaphore, c'est vraiment nous dire : « Il est bon le vêtement même s’il n’est pas à votre taille. ». On va toujours nous rassurer que malgré que ce vêtement ne nous aille pas, qu’il nous fera du bien sur le long terme ou qu'on verra que si on perd ou prend des kilos, on pourra rentrer dans ce vêtement. Comment l'assimilation française a toujours vue le terme de créole... C’est-à-dire que dans les premiers temps puisqu’il a permis de faire la distinction entre français-France et français des colonies. On a attendu longtemps. On a beaucoup aimé cette mère patrie, cette France. Je pense que dans la désillusion d'individus, ces groupes militants ont émergés et avec eux l'identité. L'identité ne peut pas être perçue par quelqu'un qui depuis toujours nous méconnait et nous négationne.

C : C’est ça, exactement. Je suis tout à fait d'accord. Comme tu disais, c'était vraiment la prise de conscience d’une personne qui parle avec une autre personne et cela permet à des personnes isolées de communiquer entre elles et de sortir de leur solitude. En entendant que l’autre vie et constate la même chose que moi. On est désormais plus seul·es tout simplement. Je pense que c'est de là que vient la force. Ce que tu viens de dire je pense qu'il faut le souligner effectivement.

M : C’est ce que m'a montré le podcast depuis le début de cette saison, m'adresser à des personnes oubliées des discours ou exclues des discours. Comment l'identité lorsqu'elle est perçue et modérée, puisque c'est de la modération, par les autres, énormément d'individus sont laissé·es pour compte et ne sont pas inclus·es dans cette identité. Ce qui est d’autant plus dur est qu’avec notre histoire c’est incompréhensible de ne pas être inclus·es dans ce discours, alors même qu'il a pour vocation à être créole. Selon moi, le discours est à vocation inclusive par le simple fait que l’on est créole. Malheureusement la conséquence de la méconnaissance et/ou négation de notre identité créole, guadeloupéenne, antillaise et cetera, on a érigé des barrières et des limites afin de préserver et de conserver ce que l’on arrivait à appréhender de notre identité. On a déterminé arbitrairement ce qui est et ce qui n’est pas. Que ce soit avec les intervenantes ou les personnes qui me font des retours, du moment que l’on n’a pas accès à notre identité et que cet accès est modéré par les autres, la question de qui suis-je...

C : Elle devient caduque.

M : C’est l’apogée ! On ne sait pas qui on est, on ne sait d’où l’on vient, on a du mal à retracer nos origines. La question qui suis-je est la question que l’on se pose constamment en tant qu’antillais·e et en tant que domien·ne.

C : C'est vraiment dur. C’est violent tout simplement. Comme tu le dis à partir de cet instant-là, ton identité c'est l'autre qui la détient. Il n’y a pas pire sentiment qui puisse exister. Par exemple, le parallèle que je faisais surtout aux consultations de quelqu'un·e qui me dit : « Écoutez, Madame, j'ai eu le diagnostic, on m’a dit je suis dépressive. » ou « À 14 ans, j'avais volé quelque chose. Je suis un voleur. ». À partir du moment où il y a un acte qui a été fait dans le passé, à partir du moment où il y a un diagnostic qui a été posé, nous nous sommes vu·es qu’au travers de ce diagnostic ou de cet acte qui a été posé à un certain moment.  Encore un exemple : « Ah, tu te rappel de untel·le, c'est cette personne-là qui avait fait telle chose. ».  Finalement, ladite personne est vue que par ce biais-là. C'est extrêmement violent, d'autant plus qu’à partir du moment où on a d'autres choses à apporter, il y a aussi une espèce de décrédibilisation qui va aussi prendre place : « Ah ! C'est elle qui vient de faire un commentaire alors qu'elle même était tu... ». On trouvera toujours des points négatifs dans les avancées technologiques mais il faut dire effectivement que le fait d'ouvrir la voie, le fait de dire je suis telle personne. C'est important justement comme d'autre puisse l'entendre. Même si l’autre va essayer de faire ce qu'iel voudra pour pouvoir le contrer. Crois-moi qu’à partir du moment où on arrive à celui·celle que l’on est, même si les autres rigolent, même si dans l’arène illes ne sont pas forcément content·es, du moment que l’on pose « je suis » ça ébranle. De toute façon, ça ébranle.

M : Et c’est peut-être quelque chose que l’on ne faisait pas non plus. Parler de nous, parler de l’antillais·e, parler des populations insulaires, c’est parler de ce que l’on n’est pas ou ce que l’on ne sait pas.

C : Exactement. C'est-à-dire que l’on sait que l’on n’est pas français·e, on sait que l’on n’est pas ceci et cetera. Beaucoup d’affirmation négative. Alors que tu dis qu’il faut s’affirmer positivement. C'est peut-être vers là que l’on devrait aller. Et dans ce cas-là, l'acceptation que le·la guadeloupéen·ne soit aussi multiple qu'il y a d'individus dans la communauté guadeloupéenne. Ça permettrait à ce que l’on puisse avancer ensemble. C’est vrai la Guadeloupe change d'un point de vue territorial, d’un point de vue culturel (exemple : l’affaire de la voiture à pain). Il y a plein de points comme ceux-là qui sont vraiment difficiles. Ce qui permet de poser deux autres questions. La première, au travers du questionnement de l’identité qu’est-ce que tu espères pouvoir accomplir ? La deuxième, les groupes militants dont tu parles vis-à-vis de réappropriation et renversement des stéréotypes. Est-ce que tu penses que plus il y aura de militant·es qui s’approprieront la réalité des sociétés insulaires, plus on pourra se réapproprier notre identité et cette fois inclusive ? Pour répondre à tes questions, je vais lire une citation si tu me le permets.

M : Oui bien sûr.

C: Il s'agit d'une citation d'Amin Maalouf dans son ouvrage Identités meurtrières qui dit, je cite : « C'est notre regard qui enfermé souvent les autres dans leur plus étroite appartenance et c'est notre regard aussi qui peut les libérer. ». Lorsque j'ai lu cet ouvrage, j'ai été transporté. C'est un auteur franco-libanais si je ne me trompe pas. La problématique par laquelle il commence dans son ouvrage est que tout le monde lui demandait s’il était français ou libanais. Lui de répondre qu’il est les deux, français et libanais. Cette question revenait sans cesse, de plus en plus insistante. On lui demandait : « Mais concrètement, tu plutôt français ou plutôt libanais ? ». Cette question est absurde, cette obligation de choisir et à la limite cette obligation de se morceler en fonction de qui est devant soi. Il faut prendre en compte le fait que l’on a une multiplicité d'appartenance, c'est-à-dire que, comme on l'a dit tout à l'heure, on peut ne pas se ressembler mais être d’accord sur le fait que l’on ait toute les deux guadeloupéennes et que l’on s’entendent très bien. Il n’y a aucun souci sur la chose. Comme on l’a également dit tout à l’heure, être guadeloupéen·ne c'est aller au-delà même du phénotype. Le phénotype aussi lui est porteur d'une certaine identité parce qu'il est porteur d'une certaine histoire.

M : Ouais tout à fait.

C : Je trouve que cette multiplicité d'appartenance, il faut pouvoir l'embrasser pleinement, c'est-à-dire est-ce que l’on a choisir ? Bien entendu en fonction des interlocuteurs·trices, on choisira de dire certaines choses mais ça reste encore notre liberté de pouvoir le faire. Je vous conseille vraiment l'ouvrage d'Amin Maalouf. Dites-vous que le changement, bien entendu, il vient aussi peut-être de ces groupes militants qui font un travail exceptionnel et aussi un travail qui est exceptionnel parce qu'effectivement il porte la voix. Il faut aussi pouvoir se dire que le changement vient de moi c'est-à-dire que ce n’est pas forcément une autre qui doit changer, mais c'est moi aussi qui doit changer. Le changement est pertinent. À partir de ce moment-là, on n’attendra plus effectivement sur les autres parce que celui·celle qui est leader, celui·celle aussi qui est porte-voix, peut s'essouffler. Iel peut aussi se fatiguer si la charge de travail n'est que sur lui·elle et ça, il faut l'entendre.

Et pour finir, qu'est-ce que j'aimerais accomplir ? Vraiment moi, je me suis toujours dit que si je partais, c'était pour mieux revenir, entre guillemets et surtout pouvoir contribuer au niveau de la santé mentale aux côtés de mes collègues qui le font excessivement bien. Voilà, ce que j'ai envie d'accomplir, c'est de pouvoir porter ces questionnements-là au niveau de la recherche universitaire, qui est vraiment quelque chose que j'aime énormément. Et de pouvoir aussi, si effectivement, c'est mon rôle d'être une ambassadrice, et bien d'être une ambassadrice pour peuple pour le lieu où j'ai grandi.

M : Oui et tu es une ambassadrice pour les Antilles et à la fois psychologue-clinicienne et psychothérapeute. Tu deviens l'ambassadrice de l’accessibilité à la santé mentale. Avoir quelque part accès à son identité c’est avoir accès à sa santé mentale. Ce n’est pas évident lorsque les ramifications coloniales et ramifications esclavagistes sont présentes. Parler de l’identité c’est souvent et aussi parler de ceux choses, elles ont tendances à nous définir. La première chose à faire comme tu l’as dit, c’est de dire que je suis guadeloupéenne. Sans attendre que l’autre soit d’accord avec nous.

C : Voilà, je suis. C’est vraiment le premier pas. Et aussi de pouvoir ajouter qu’on n’est vraiment pas des êtres morcelés. C'est-à-dire que l’on parle de santé mentale mais c’est la santé avant. Nous sommes des êtres, corps, âme, esprits et on ne doit pas se vivre de façon morcelé mais pleinement.

M: Oui, tout à fait. Malheureusement on en vient à la fin de cet interview. Alors je ne sais pas si éventuellement tu as un petit mot de fin, un petit commentaire ou quelque chose que tu n'as pas pu adresser ou que tu n'as pas eu le temps d'adresser durant notre échange et que tu voudrais bien pouvoir dire maintenant ?

C : Je te remercie ferai pour cette possibilité justement de porter la voix aussi. Si je dois dire quelque chose en guise de conclusion, c'est que vraiment j’ai la foi en ce changement non pas pour remplacer et non pas pour critiquer celleux qui était avant nous parce qu’illes ont fait ce qu’illes ont pu. Charge à nous de pouvoir prendre ce relais. Ne pas le leur enlever des mains mais de toujours garder cette harmonie générationnelle, de pouvoir toujours être créateur et de porter justement la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la réunion, les DOM-TOM et tous ces pays en général. J'ai en cette construction et cette réappropriation de l’identité.

 

[1] La déculturation : Perte de tout ou partie de la culture traditionnelle au profit d'une culture nouvelle. (source Larousse)

[2] Sadisation : De sadiser, Traiter de façon cruelle, sadique. (source Larousse)

 

Ressources supplémentaires :

  • Camilleri, C., Kastersztein, J., Lipiansky, E.-M., Malewska-Peyre, H. et Vasquez-Bronfman, A. (1990). Stratégies identitaires. (s. l.) : Presses Universitaires de France.

  • Coralie Deloumeaux : Représentations et vécus des soignants sur le parcours des mineures non accompagnées enceintes

  • Jean-Luc Bonniol : Au prisme de la créolisation

  • Lachal C : Un objet politique : L'identité en construction. L'autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 8(2) "Métissages" : 165-71

  • Lucette Labache : Anthropologie antillaise

  • Marie-Rose Moro : Entres autres. Réflexions sur l'identité

  • Mengestu D. : Les belles choses que porte le ciel. Paris, Albin Michel, 2007

  • Raymond Massé : Créolisation et quête de reconnaissance

  • Schaeffer JM. : La fin de l'exception humaine. Paris, Gallimard, 2007

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