Écrire en hommage aux peuples créoles

 
Peuple : 
  1. Ensemble de personnes vivant en société sur un même territoire et unies par des liens culturels, des institutions politiques.
  2. Communauté de gens unis par leur origine, leur mode de vie, leur langue ou leur culture.
  3. Ensemble de personnes définies par la région qu'elles habitent.
  4. Familier. Grand nombre de personnes dans un endroit.
  5. Ensemble des citoyens d'un pays par rapport aux gouvernants (au singulier) : Être élu du peuple.
  6. Le plus grand nombre, la masse des gens, par opposition à ceux qui s'en distinguent par leur niveau social, culturel ou par opposition aux classes possédantes, à la bourgeoisie.
  7. Familier. Tout le monde. 

©Larousse

 

Avant-propos : En compagnie de Tessa Naime, écrivaine guadeloupéenne et fondatrice de Nèg magazine, nous revenons sur ces écrits autour des thématiques de l’identité, du féminisme et de la décolonisation.

 

Mélissa : Je cite : « Qui suis-je ? Ki moun an yé ? […] Et c’est par cette interrogation, qu’il entame seul son cheminement vers la décolonisation de soi […] ? ». Bonjour Tessa, comment vas-tu ?

Tessa : Bonjour Mélissa, ça va très bien merci. Comment vas-tu ?

M : Ça va, merci beaucoup. Alors la citation que je viens de citer, elle est de toi, Tessa, et plus précisément de l’édito de la deuxième édition de Nèg Magazine. Je t’avoue qu’après la lecture de ton livre « Lettre ouverte à la femme créole », j’ai eu du mal à choisir une citation tellement tes mots me touchaient et résonnaient avec le podcast. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, une rétrospective de ton travail me semblait plus pertinente. Mais avant de poursuivre, et surtout pour mettre un frein à mon envolée lyrique, Tessa dis-moi, qui es-tu ?

T : Alors c'est une question à laquelle j’ai du mal à répondre parfois, mais je dirais que premièrement, je suis une écrivaine. C'est ce qui me caractérise le plus parce que j'ai écrit toute ma vie. En tout cas, depuis très jeune, donc je suis déjà écrivaine. Je suis originaire de la Guadeloupe, je suis née à Basse-Terre. Au-delà de ça, je suis installée au Québec depuis 4 ans maintenant, j'y travaille et j'y fait mes études au Québec. J'ai aussi fait des études en Guadeloupe. C'était un peu la période de l'université de Fouillole. Voilà, ce serait ma présentation la plus juste. Après j'aurais beaucoup de choses à dire sur mon enfance.

M : Étant donné que tu viens de dire que tu es écrivaine et ce depuis que tu es petite, peut-être qu'on aura l'opportunité de parler de ton enfance. Si je peux me permettre tu me diras si la question est curieuse ou pas mais pourquoi le Québec ?

T : Pourquoi le Québec ? C’est une question que l’on me pose souvent. La Québec, ça été Après une discussion avec mon frère qui vit au Québec depuis plus de 11 ans...

M : Ah oui !

T : Oui mais je ne dirais pas qu’il est intégré. C’est vraiment un antillais installé au Québec. Je reviendrais sur cette notion plus tard qui est très importante. En tout cas, il me disait tout le temps que le Canada, en ayant eu aussi l’expérience de vivre en France, est un pays qui me correspondrait plus que la France. Il ne disait pas ça du tout par rapport à la Guadeloupe mais vraiment par rapport à la France. J’ai été un moment à Strasbourg et c'est vrai que la France j’ai eu un peu... Comment dire ? Un dégoût de la France, un dégoût prononcé. La preuve, je n’y mets plus les pieds ! Le Canada, ça a été vraiment l'appel de la création, l'appel d'une autre mentalité, d'une autre façon de voir les choses et d'une autre construction sociétale. Et puis en arrivant au Québec, je me suis rendue compte que le Québec aussi avait ses défauts. J'étais cependant plus capable d’accepter cette société-là que la société française. C’est un peu particulier ce que je dis mais c’est ce que je ressens. Par exemple, par rapport à la nationalité française, c’est en question. Depuis que je suis au Canada, je songe énormément à renoncer à ma nationalité française.

M : Ah oui ?

T : Oui, ça va très loin.

M : La question de sa nationalité française, c'est un débat qui est malheureusement très ancré et qui est très difficile. Je suppose qu’au cours de tes discussions, en tout cas au cours de tes recherches sur le décolonialisme, et de l’interrogation autour de, par exemple, l'indépendance, l'autonomie, la question de la nationalité est une question qui est et sera dur à aborder ?

T : Oui et qui est centrale.

M : Tout à fait.

T : On n’ose pas souvent pas l’aborder c'est-à-dire que l’on dit aux Antilles que l’on a ce flou identitaire. Ça rejoint tout de suite la question identitaire. On a une nationalité... Ce qui me rappelle un artiste dont je parle beaucoup, Snotty Noiz qui disait dans l’une de ses chansons : « Je suis comme une bouteille Capès avec une étiquette d’eau Perrier. ». Cette métaphore, cette image me rappelle un peu les antillais·es c'est-à-dire la nationalité française traduit une société qui ne nous correspond pas, un système qui ne nous correspond pas. La question de la nationalité française, je me la pose énormément et encore plus depuis que j'étudie Fanon. Je suis fan de Fanon. C’est lui qui aussi qui m’a interpellé sur cette question.

M: Oui je comprends. En plus, le Canada sur les questions décoloniales avec tout ce que l’on peut voir avec les peuples natifs. 

T: Au Canada, illes disent les autochtones.

M: Voilà, merci. En tout cas c'est vrai que la question décoloniale, on la retrouve plus facilement abordée au Canada. Alors je ne sais pas s’il s’agit peut-être de l’un de ces clichés qu’offrent le pays et en particulier le Québec ? Pourtant j’ai tout de même l’impression que l’on peut en parler alors qu’en France ce n’est pas possible. J’ai eu malheureusement la même expérience que toi, je ne reviendrais pas dessus. Je crache sur la France à chaque épisode. La question de ton identité en tant qu’écrivaine vivant à l'étranger est abordée aussi dans tes œuvres. C’est d’ailleurs quelque chose que j'ai pu souligner dans « Lettre ouverte à la femme créole ». J’y ferais beaucoup référence. Je n'ai pas encore lu tous tes autres livres. En tout cas, j’ai tellement apprécié « Lettre ouverte à la femme créole » !  Il y a notamment quelque chose que tu dis sur le fait de partir et qu’à la suite de ça, tu reçois très souvent des commentaires te disant : « Tu es partie et que tu as changé. ». Ce à quoi tu réponds : « Je suis partie, je suis revenue et pourtant tout est pareil. ». Même à l’étranger la question de l’identité reste dans ta plume.

T : Merci d'avoir lu cet ouvrage. Je t'avoue qu’il est celui qui est le plus proche des questions que nous allons aborder aujourd'hui donc ce n’est pas si grave que ce soit le seul que tu aies lu. Au contraire, jusqu’ici c’est le plus important de mon parcours d’auteure. Pourquoi ? Ce livre est vraiment une lettre intime. J’ai été au bout de l'intimité dans cet ouvrage. J'aborde justement cette question de l’identité à l'étranger qui est très importante. Tu avais dit par ailleurs - quelque chose de très important - qu’ici c’est possible d’aborder ces questions-là. Oui, c'est vrai. La question de l'identité, s'intéresser à comment les Antilles vivent avec le fait d'avoir une forme de tutelle française et cetera, c'est quelque chose qui a été beaucoup, je dirais, abordé au cours de mes études. Mes professeur·es s’intéressaient, les étudiant·es autour de moi s'intéressaient à ça. C'est aussi au Canada que j'ai connu mon premier cours de théorie postcoloniale. C'est au Canada aussi que j'ai pris mes premiers cours de créole haïtien. Ça fait quelque chose surtout que je ne suis pas dans une grande ville comme Montréal. On pourrait se dire qu'à Montréal c'est tellement normal parce que c’est une grande ville pourtant je suis à Sherbrooke. Je suis à une heure de la frontière américaine. Je suis proche de Stanstead dans la région de l’Estrie. C’est une région qui est à une heure de Montréal voire deux heures en bus et ce n’est pas la destination principale des antillais·e. J'ai rencontré une seule personne qui était d'origine antillaise. Plus précisément haïtienne et il s’agissait de ma professeure de littérature de la Caraïbe et de théorie postcolonial. Tous ces cours-là intéressent énormément les gens de Sherbrooke et les gens du Canada en général. On peut aborder ces thématiques-là alors qu’en France, elles sont refusées et rejetées. Ce sont des questions (les théories postcoloniales) qui se font traitées de théories islamo-gauchiste.

M : Oui. C'est exactement ce que j'allais dire. Quelle stupidité.

T : Lorsque je vois qu'ici c’est inclus dans mon quotidien, je me rends compte du décalage. Le fait qu’il y ait cette place dans la société ça m'interpelle beaucoup parce que je n'ai jamais eu l'impression qu’en étant en France de nationalité française et même en fréquentant des antillais·es, d’avoir une place dans la société française. Ça c’est le choc, se rendre compte que tu as plus de place à l’étranger que là où tu as ta nationalité. 

M : Oui, je comprends tout à fait. C'est vrai que l’on a très souvent l'impression que l'intérêt premier qu’à la France ou en tout cas le gouvernement français pour ses départements d'outre-mer est avant tout touristique. Ce sont des lieux de vacances pour les français·es moyen·nes. Puis par la suite, ce sera les athlètes. À part ces deux catégories, il n'y a plus rien. La Guadeloupe, par exemple, ce sont ses athlètes, ses plages et ses doudous. La France ne s’intéresse pas à nos mouvements politiques, intellectuels, de révolte et de résistance. Tous ces sujets sont étiquetés : personnes qui détestent simplement la France alors qu'il y a tellement de couches à toutes ces mouvements différents.

T : Exactement.

M : Je m'éloigne. J’ai tendance à en dire trop et partir un peu trop loin. Pour revenir à ce que tu disais au début et ça me permet aussi de relier ton travail d’écrivaine à ta localisation. Tu as dit que tu voulais être écrivaine depuis très longtemps et j'ai vu que tu avais sorti ton premier livre en 2016, si je ne me trompe pas.

T : Exactement, en 2016. Alors je reviens sur ce que tu as dit par rapport à devenir écrivaine. Je ne me voyais pas du tout vivre du métier d'écrivaine ou que ça devienne un métier c’est-à-dire que lorsque je dis que je suis écrivaine depuis toujours c’est que j’écris depuis toujours. Ça fait partie entièrement de mon existence.

Je disais la dernière fois que ça fait partie de mon être. L’écriture c’est la meilleure partie de moi-même. Je ne sais pas comment les autres écrivain·es vivent leur rapport à l'écriture. Je sais que pour moi c’est ça, c'est la meilleure partie de moi-même. C’est la partie, comme je le disais également, qui n’échoue pas, qui n’a pas de limite, qui n’a pas de censure et qui va au plus profond de mon « MOI ».

Si tu ne m’as pas lu, tu ne peux pas me connaitre. C'est ce que je dis tout le temps. Et ma meilleure façon d’aimer l’autre c’est d’écrire sur l’autre. C’est comme ça que j’aime, en écriture. L'écriture, c'est un rapport dans ma vie qui est spirituel et évolutif parce que j'ai grandi en voyant mûrir l'écriture, l'écriture m’a vu murir et notre rapport a mûri. À l’époque, l’écriture c’était un passe-temps. En grandissant c’est devenu une passion non-assumée puis c’est devenu une passion assumée.

M : Ah oui ! Une passion non-assumée carrément ?

T : Totalement ! Je me rappelle que lorsque j'étais jeune je disais que je n’allais pas faire de l’écriture mon métier et qu’est-ce qu’être écrivaine ? Pour autant, j'écrivais tout le temps mais j'avais ce regard sur le métier qui ne me correspondait pas. Aujourd'hui je dirais différemment. On m'a posé la question la dernière fois, une amie, elle m'a demandé si je pouvais avoir un salaire mensuel pour écrire tous les jours et tout le temps, est-ce que je le ferais ? Je lui ai répondu « oui, je crois. ». Elle a posé la question et ça a été super important pour moi. Ça m'a permis de voir que j'ai évolué à ce niveau. Lorsque j’étais jeune, je disais que je voulais être pédiatre. Rien à voir. 

M : Oui, on change, on évolue. J’ai trouvé ça très beau lorsque tu as dit que tu écris sur ce que tu aimes. Ton ouvrage « Lettre ouverte à la femme créole », tu écris sur ton amour pour la femme créole et tu écris aussi ton amour pour la Guadeloupe pour ton peuple et pour le créole également. Écrire sur la Guadeloupe, c'est assumer le fait qu'on puisse aimer notre île avant la France, patrie qui était l'objet d'adoration de générations avant. C'est quelque chose de militant d'écrire sur son amour sur la femme créole, d'écrire son amour sur la Guadeloupe. Étant donné que tu as dit que tu avais mûri, ton écriture avait mûri, est-ce que tu penses que tu as pu déclarer ton amour pour la femme créole, pour ton peuple et ton île, et aussi quelque part pour l'indépendance de la Guadeloupe ? Enfin, tu me dis si je vais un peu loin. J’avais l’impression que tu prônais aussi l’indépendance de la Guadeloupe.

T : Tu es sur la bonne voie. Souvent on me demande quelle est ma vision sur l’indépendance et où est-ce que je me situe ?  Je n’ai pas honte de le dire. J’étudie cette question à savoir qu’est-ce l’autonomie et qu’est-ce que l‘indépendance. Si tu me demandes là, maintenant, si je suis pour l'indépendance de la Guadeloupe je te réponds bien sûr. Je suis pour l'indépendance de mon peuple, l'émancipation de mon peuple. Je suis profondément convaincue qu'en ce moment, en tout cas, il y a peut-être une émancipation intellectuelle et culturelle en marche. Malheureusement l’émancipation du territoire et la construction d’une société et d’un système qui nous sont adaptées sont quasiment inexistantes. On le voit encore plus ces derniers temps avec ce qui se passe chez nous vis-à-vis des décisions prises concernant le covid. Je ne veux pas m'éloigner du sujet, ce que je dirais simplement c’est que ce livre tu l'as bien cerné. « Lettre ouverte à la femme créole », j’ai vraiment parlé à la femme, entre guillemets, créole. J’utilise de plus en plus le terme créole et tu sais que c’est de plus en plus contesté dans le milieu décolonial.

M : Oui tout à fait.

T : Et je parle tout autant de la femme créole que de mon île. Je me suis rendue compte que la Guadeloupe était partout en moi où que j’aille. « Lettre ouverte à la femme créole » est autant une lettre à femme qu’à la Guadeloupe qui comme je le dis souvent est une femme que nous ne cessons jamais de courtiser. Dès que je rentre chez moi j’ai les larmes aux yeux, c’est mon rapport à la Guadeloupe.

M : À te lire, que ce soit Nèg magazine qui comme tu le dis si bien est un magazine littéraire pour les intellectuels et artistes décoloniaux et que ce soit tes écrits propres sous la plume de ton nom où tu abordes les thèmes de femmes, de décolonisation, de politique et d'amour que tu prodigues pour ton île, est-ce que tu dirais que tu as une plume militante ? Écrire, comme tu dis, tu écris pour aimer. Aimer la Guadeloupe, comme je l'ai dit précédemment, c'est un acte militant. C’est dire qu’on a le droit d’aimer la Guadeloupe avant la « mère patrie ». Pour toi est-ce que ta plume est ton acte militant ? Est-ce que tu décris ou te vois comme une écrivaine militante sur la scène littéraire antillaise ?

T : En tout cas, je l'espère. J'aimerais bien. Je serais ravie que l'on me définisse de cette façon. Personnellement, j'estime que je milite mais il y a aussi le regard de la société.

J'estime que je milite en écrivant, écrire est un acte de résistance pour une société où souvent on cherche à censurer certains supports et certaines formes d’expression. Toutes les sociétés du monde ont connu la censure de l’écriture, des livres et cetera. Il n’y a pas si longtemps que cela les femmes étaient encore censurées. Elles utilisaient des pseudonymes et j’en passe. Pour moi, c'est super important déjà d'être femme, de me définir comme je l’entends femme et d'écrire ensuite.  Écrire, comme je disais c’est résister. Écrire à propos de mon île sans être doudouiste.

Écrire sans dresser un portrait idyllique : « Allez ! Venez en Guadeloupe. Ce sont les belles plages, et cetera. ». Ce n’est surtout pas ce message que je veux envoyer. En 2016, lorsque j’écrivais mon premier livre, j’écrivais sur la Guadeloupe, j’écrivais sur la violence de la Guadeloupe mais j'écrivais sur le fait que cette violence était liée à un manque d'amour et que cette violence a un lien et a toujours eu lien avec la violence coloniale. J’en ai toujours été consciente. Je pense que ça vient de mon éducation. Je n’ai jamais été vraiment dur envers la Guadeloupe dans mes écrits. C'est-à-dire que même-si je vais parfois être en colère contre mon île et ça m'est arrivée en étant plus jeune, j'ai appris à développer cette amour dans l'écriture et aussi cette sincérité. Je veux qu'elle soit écrite. Je veux que le pays soit écrit comme il est. D'ailleurs, c’est une mouvance que les écrivain·es de la négritude avaient pris après l'école doudouiste. Il s’agissait justement de casser ce paysage idyllique et affirmer toute l’essence du pays. Dire chez nous c’est comme ça, il y a ça qui ne va pas et on règle nos problèmes ensemble sans cracher sur le peuple. Je ne suis pas distancée du peuple, je n'écris pas en disant, enfin j’espère, que : « Les antillais·es sont comme si et comme ça » sinon je me distancerais des antillais·es. Non. J’écris parce que je fais partie du peuple et qu'on doit apprendre ensemble. J'ai appris des meilleur·es et je pense que j'aimerais bien aussi que, oui, ces écrits servent à consolider l’amour que l’on a pour son île. C’est surtout ça l'écriture, je pense que c'est une écriture militante. Par exemple, ce que je peux dire pour Nèg Magazine qui est un magazine mawon, il ne se limite pas, ne censure pas et n’est pas financé, on l’espère pour très longtemps encore. Le magazine dit les choses comme il doit le dire. Le premier numéro du magazine par exemple, avec le scandale du chlordécone, je n’ai censuré personne. Il y a Jay Asani qui insulte et qui est tout de même présente dans le magazine. Le numéro deux du magazine, un des intervant·es dit : Dieu ne sauvera pas le nègre. Ça peut offenser de le dire toutefois et parfois la déconstruction c'est être offensé·e, c'est être en désaccord et discuter. Tout est discutable. Je veux que Nèg Magazine reste ce support de discussion où l’on apprend ensemble. Ce n’est pas l'étranger qui va venir nous apprendre, ce n’est pas le sauveur blanc qui va venir m'apprendre et ce n’est surtout pas la France, le colon qui va nous apprendre quoi que ce soit. Non, j'apprends avec mon île. On est capable d'apprendre et on a toujours appris. On n’a pas attendu des autres pour se développer, pour émanciper notre culture, et cetera. C'est aussi reprendre la place du paysage antillais.

M : Tout à l’heure tu disais qu’écrire son peuple c’est une thématique compliquée. Parler du peuple c’est parler aussi de l’identité et c’est une question qui que ce soit pour toi que ce soit pour moi ou encore que ce soit pour beaucoup de personnes, c'est une question qu'on se pose depuis que l’on est petit·e.  Qui on est vis-à-vis des guadeloupéen·nes ? Qui on est vis-à-vis des antillais·es ? Et qui on est vis-à-vis de la France ? Et parler du peuple, c'est aussi admettre que nos histoires sont malheureusement imbriquées à un héritage colonial, à des descendant·es de colons, à des descendant·es de travailleur·euses engagé·es et à des d'esclaves. C’est-à-dire que de cette descendance imbriquée, complexe et contradictoire en elle-même puisque se sont tant les victimes que les agresseurs·euses, tant l’esclavagiste que l’esclave qui vivent ensemble. J'ai l'impression que lorsque j'essaie de décrire mon peuple et ce que pourrait être notre identité, de mon point de vue guadeloupéenne, je me retrouve face à un mur. Les personnes extérieures à nos sociétés peuvent alors demander comment on fait pour vivre avec des descendant·es d’esclavagistes alors que l’on sait que telle et telle chose s’est passée.

T : Exactement. J’ai eu la même question la dernière fois.

: Pour le moment, je n’ai aucune réponse. Je reprends les mots d’Ambre, mon invitée sur l’épisode sur le créole, c’est que tout évolue. On évolue et on évolue avec nos traumas et nos stratégies pour vivre dans une société qui est quasiment prête à exploser racialement à tout moment.  Ça peut se décrire comme un amour et une haine pour l’autre. L’autre, ce sont des individus qui n’ont rien à avoir avec leur ancêtre mais qui portent l’histoire lourde d’être un·e descendant·e d’esclavagiste, d’esclave et de travailleurs·euses engagé·es. En pensant à ton peuple, est-ce qu’il t’arrive de penser à cette contradiction ? À cette complexité raciale ? Parler aussi du peuple nous ça impose à nous demander est-ce que l’on est véritable uni·e ?

T : C'est très beau ce que tu as dit. C'est très intéressant. Ça me rappelle d'ailleurs l'ouvrage de Matthieu Gama « Le jour où les Antilles feront peuple ».

M : Tout à fait.

T : En voyant ce titre, j'ai eu toute la réflexion que tu viens de me partager. Lorsque je pense à mon peuple, je me rends compte effectivement de ce grand paradoxe qu'il y a. Je dirais de toutes ces branches, de toutes ces racines diverses que nous avons. Récemment encore, je ne sais pas si tu es au courant, il y a eu la publication d'une liste de références que l'on pouvait consulter sur l'internet pour savoir qui, parmi nos ancêtres, avaient été esclavages et détenaient des esclavages et avaient reçu des compensations à la suite de l’abolition de l'esclavage. Le site s’appelle Repairs. Ça été, je pense, une étape intense. Personnellement, j'ai été sur ce site pour voir un peu puisqu’en ce moment j’effectue la recherche de mes ancêtres pour savoir de qui est composé ma famille. C’est un mélange. Ma mère par exemple, elle a d’autant de descendant·es indien·nes, africain·es et blanc·hes. En disant blanc·he, je me comprends. Je parle plus du concept que de la couleur. Il s’agissait de personnes venues de l’étranger et qui vivaient en Guadeloupe. Ma mère aujourd’hui est issue de ce mélange. C'est une question qui, je dirais est très émotionnelle. Je me demande des fois effectivement, est-ce que l’on est un peuple ? C’est mon souhait. C'est le souhait de tout le monde je pense. Profondément, c'est le souhait de tous·toutes et d’être émancipé·e.

Malheureusement, il y a des questions qui ne sont pas réglées notamment la question de l'identité. Mettons que l’identité antillaise soit construite c’est-à-dire que pour ma part je ne la trouve pas construite, mais admettons. L’identité serait construite sur un système que nous cherchons à abolir. Ça voudrait dire que l’identité doit alors être remise en question. C’est ce qui me perturbe de plus en plus dans mes créations. Je me demande, qu'est-ce que l'identité antillaise ? Est-ce que je prends toutes les personnes qui vivent, par exemple en parlant de la Guadeloupe, en Guadeloupe ? Est-ce que je prends aussi les personnes qui vivent à l'étranger et qui ont des parents né·es en Guadeloupe ? Est-ce que je prends les personnes qui n'ont jamais grandis en Guadeloupe ou qui n’ont jamais côtoyé la culture ? Est-ce que je prends toutes les personnes qui ne sentent pas, puisque j’en ai déjà rencontré, antillaises ? Est-ce que je dois définir ces personnes-là comme étant antillais ? Est-ce que les béké·es sont antillais·es ? En me posant toutes ces questions, j’essaye aussi de savoir si être antillais c'est contribuer à l'aspiration de son peuple ou contribuer à construire une société ? Nous avons des peuples issus de migrations et de déportation comme les syro-libanais·es ou les indien·nes.  Je pense que tout le monde pense que ce sont des antillais·es et des guadeloupéen·nes. Pourtant il m’est arrivé d’avoir certaines discussions où des personnes émettaient une réserve pour les syro-libanais·es ou les haïtien·nes. Alors que ce sont des gens qui sont arrivés sur notre île, qui ont contribué à la construction de cette île et qui ont aussi ont créé des générations sur des générations. C’est pour ça que c’est une question qui n'est pas réglée et on le voit à chaque fois qu'il y a comme tu dis des mouvements sociaux.

On se rend compte qu'elle n'est pas réglée cette question et même en termes de politiques. Personne ne s’y penche. C’est intéressant puisque j’ai une amie Michèle Martineau qui étudie profondément la question de l’identité pour sa thèse. J’ai d’ailleurs hâte qu’elle soit terminée. Michèle Martineau évoque toutes les complexités autour des questions identitaires aux Antilles qui ont un impact sur l’évolution statutaire des Antilles. L’identité est une réflexion tellement profonde que je peux comprendre que certain·es ont du mal à s’y confronter. C’est très difficile d’y répondre. Je serais curieuse de faire un micro-trottoir sur qu’est-ce qu’un·e antillais·e et d’entendre les réponses.

M : C'est vrai. Par exemple la couleur de peau ou/et la culture font partie des questions que soulèvent l’identité. Est-ce que si je suis noire et que je n’aime pas le carnaval, je serais moins antillaise ? Pourtant la prédominance de la couleur de peau dans l’évaluation de l’identité à l’échelle guadeloupéenne me permettrait de conserver mon statut de «guadeloupéenne ». Il y a tellement de règles dans ce jeu de l'identité que hormis les personnes noires qui ont cette faculté de dire haut et fort qu'illes sont guadeloupéen·nes. Personne ne leur dira : Je ne te crois pas, je ne pense pas, es-tu sûr·e ? Ma mère me disait que je parlais beaucoup de mon père dans le podcast, c’est vrai. Malgré moi c’est ma référence c’est-à-dire que ça été la personne qui s'est toujours revendiquée guadeloupéenne. Il est créolophone et ne parle français que lorsqu’il est obligé.

T : Ah oui ? C'est le niveau que j’aimerais atteindre.

M : Écoute, moi aussi. Je voudrais avoir cette faculté de ne plus avoir peur de parler créole, ça viendra. Malheureusement comme je dis toujours, je n'ai pas l'accent. Je ne sais pas pourquoi je n'ai juste pas d'accent. Mes frères, c'est pareil, on a zéro accent et ce qui fait que c'est un petit peu compliqué lorsque je veux à chaque fois parler créole. Pour revenir à l’exemple de mon père, il se revendique guadeloupéen pour autant le carnaval ça lui passe au-dessus de la tête comme les courses de chars à bœufs. Il se moque de bien point culturels comme ça. S’il le dit à un autre guadeloupéen, on ne lui dira rien. À l’inverse, si je fais la même chose je recevrais des critiques. Au travers de cette saison du podcast, j’ai posé la question à plusieurs femmes qu’est-ce que l’identité ? J’ai eu tellement des réponses différentes que je me dis que parler d’un peuple guadeloupéen et parler d'un peuple antillais c’est tellement compliqué que personne ne sait ce que ça veut dire. Et peut-être que c’est pour le mieux. Sans définir l’identité de façon rigide, on permet à des personnes de pouvoir rentrer dans cette définition non définissable. C’est ta question concernant les béké·es. Sont-ils des antillais·es ? C'est une vraie question. Personnellement, j’ai tendance à dire oui parce que ces gens-là sont depuis là depuis tellement de génération. Je ne suis même pas sûre qu'illes se revendiquent français-français.

T : Je m’étais posée la question parce que souvent par défaut de langage je disais les antillais·es et les béké·es. Puis un jour, je me suis dit qu’illes étaient là depuis des années !

Les antillais·es et les béké·es comment ça ? Ce sont des antillais·es. C’est pour ça que la question la plus importante pour moi, c'est le peuple. Qui fait peuple avec qui ? Si tu es antillais·e, tu envie de faire peuple avec ton peuple antillais c’est-à-dire que tu ne te vois pas nécessairement vivre sur la misère des autres, exploiter des choses qui ne devraient pas te revenir et cetera. C’est par exemple ce qui se pose énormément problème avec les béké·es. Le fait qu'il y ait cet héritage colonial, que l’on est sur des territoires où des descendant·es d’esclavagistes détiennent encore des plantations et cetera, ça te renvoie sans cesse à cette image coloniale.   

M : Oui tout à fait.

T : C’est pour ça que finalement dans notre façon de penser, les personnes comme moi, on se distancent des béké·es c'est-à-dire que par défaut de langage ce qui m’arrive jusqu’à maintenant on dit les antillais·es et les béké·es. C’est parce que ce qui compte c’est de faire peuple. On reconnait qu’il y a plusieurs cultures et plusieurs communautés, et cetera, on dira par exemple les guadeloupéen·ess et les indo-guadeloupéen·nes. Les indien·nes font parti·es du peuple guadeloupéen. À l’inverse, c’est une distance que l’on va mettre pour les béké·es.

Pour moi c’est une vraie question et je n'ai pas de réponse à ça parce que je suis profondément en colère, c’est ça aussi. Je ne peux pas cacher le fait que je suis en colère du fait qu’il y ait une communauté surtout en Martinique qui est békéland. Cette communauté est complètement à part et constitue une forme de hiérarchie socio-raciale. Ça me dérange profondément. Je ne pourrais pas mentir et dire que je ne suis pas en colère contre ça. Je pense que c'est humain de se sentir révolté·e. Puis tu étudies ton histoire, tu étudies ce que ton peuple à traverser et plus tu es en colère. Pourtant, en parallèle, plus tu en sais plus tu comprends certains mécanismes que nous avons. Tu deviens alors plus indulgent·e envers ton propre peuple.

Dans la littérature, il y a maintenant des travaux qui s'intéressent à ce rapport c’est-à-dire le lien, je dirais, entre le fait de ne pas se définir, le fait d’avoir du mal à se définir et le fait de ne pouvoir accéder à une évolution statutaire ce qui signifierait que l’indépendance est peut-être liée à l'identité.

M : Ça aurait beaucoup de sens. Lorsque je dis que je voudrais bien que la Guadeloupe soit indépendante, les retours, les commentaires et critiquent se résument à : Qu’est-ce-que l’on va faire sans la France ? Ce qui est dommage et je te rejoins parfaitement sur le point de la frustration et de la colère, c'est que se rendre compte de qui nous sommes, c'est devoir accepter malgré nous le fait que nous avons un parcours entrecroisé avec nos agresseurs/abuseurs. C’est ce que j’ai pu constater en lisant ton livre, c'est une autre des raisons pour laquelle j'ai beaucoup apprécié « Lettre ouverte à la femme créole ». Tu exprimes tous ces sentiments en les personnifiant. Tu dresses le portrait de plusieurs femmes dans ton livre qui, selon moi, représente un sentiment ou en tout cas une situation de ton état sentimental vis-à-vis de la Guadeloupe ou vis-à-vis de comment tu es en tant que femme, en tant que guadeloupéenne. 

Alors bien évidemment, lorsque je suis tombée sur le personnage de Mélissa, je t'avoue que ça m'a fait vraiment bizarre puisque tu dis, je cite, que « Finalement Mélissa englobe le tout : L'amour, la souffrance, l'oubli, l'amour. Elle souffre, elle vit, donne vie aux choses. ». En lisant ça, je me suis sentie touchée ! Comme si on m'avait donné une claque et à la fois réveillée. Je me dis : « Wow ! Elle vient de faire le résumé de ma vie, ce n’est pas possible ! ». Au travers de ton livre, on comprend que parler des femmes c’est parler du peuple et des sentiments envers ce peuple : sentiment de frustration, sentiment de colère. Tu parles aussi de la violence et tu parles de la violence coloniale tout en parlant de l’amour pour l’autre, cette personne qui n’a pas la même couleur de peau mais qui se revendique guadeloupéenne. Il y a tous ces sentiments qui sont tous très intenses c’est-à-dire que lorsque l’on aime en Guadeloupe, on aime passionnément, lorsque l’on est en colère on est terriblement en colère. Tout est dans la passion et tout et dans la vivacité de nos émotions et tout ça se rejoint beaucoup dans l'identité parce qu'on le vit tous ensemble, y a quelque chose de l'émotion. L'émotion communautaire j'ai envie de dire sans savoir comment le dire autrement.

T : Émotion collective.

M : Oui merci.

T : Oui vraiment. Ce que tu dis me rappelle un peu ce que l’on a vécu durant la période LKP en 2009. En voyant des personnes dans la rue, tu sentais cette mouvance, cette émotion collective, ce lien qui nous unit finalement et avant tout. J'ai l'impression qu'avant même la culture, ce qui nous unit, ce sont des émotions, des traumatismes. C'est quelque chose qui nous consume. C'est quelque chose qui nous construit. C'est puissant de dire ça parce que souvent, on ne se rend peut-être pas compte de ça mais c’est un lien que nous avons tous·toutes entre antillais·es. La façon dont on s'est construit·e au sein de la société, le regard que l’on a eu sur nous-mêmes qui est énormément influencé par les codes dont nous avons hérité. Pourtant la place de l'émotion dans cette société est très paradoxale parce que malgré le fait que ces émotions sont un lien qui nous unit, ils ont du mal à être exprimé.

M : Tout à fait.

T :  De plus en plus de jeunes, d’intellectuel·les concentrent leurs œuvres sur l'expression de ces émotions. C'est ça qui est magique. On prend conscience du lien que nous avons de ce socle commun. Et c'est toute la beauté de nos créations antillaises, de nos créations artistiques, spirituelles ou toutes formes de créations. De plus en plus on laisse place à nos émotions ce qui n’était peut-être pas le cas l’époque. On cherchait plus à taire cette émotion commune c’est-à-dire que tout le monde souffrait mais en silence.

M : Tout à fait.

T : Désormais on souffre tous ensemble et on dit que l’on souffre. Nous souffrons. C’est beau.

M : Comment vois-tu tes écrits prochainement ?

T : C'est une très bonne question. Ce qui est sûr c’est que ces thèmes resteront prédominants. Je pense que je me suis fait à l'idée aussi qu’écrire sur mon peuple est une mission de vie. Je pense que tant que le travail de décolonisation n'est pas abouti, c'est un devoir en tant que créatrice de quelque chose, de pouvoir créer quelque chose de plus grand que nous qui permette justement, l'émancipation la décolonisation, la liberté. On ne connait pas cette liberté. Je viens de finir un autre livre qui s’appelle « Écriture Maronne : corps et colonialité » que je dois publier cette année.

M : Il n’est pas encore sorti ?

T : Non pas encore. Je traite aussi un peu de mon rapport avec certaines choses que j'ai vécu au Canada. Le Canada est une société qui a ses problèmes.

M : C’est sûr.

T : En tant qu’immigrante tu te rend compte encore mieux de ces problèmes-là. Je me retrouve encore plus dans l’émotion puisque comme je dis l’écriture est évolutive et je grandis, je mûris, l'écriture me voir mûrir et donc certains sujets évoluent. La façon de voir, d’expérimenter change. Dans cet écrit, j'ai certains passages qui retracent des conversations où l’on a pu me parler au Canada de liberté mais celle que l’on me propose n’est pas celle que je veux. 

M : Tu la vois comment ta liberté ?

T : Une totale liberté d’un point de vue émotionnel c’est-à-dire une émancipation des émotions. J’emploie beaucoup le terme émancipation mais c’est celui qui me ressemble le plus. Une totale liberté intellectuelle également. C'est pour ça que je dis tout le temps, soyons nos propres références. Arrêtons avec ces références extérieures, c'est bien d'en avoir mais ce n’est pas ça qui doit être notre socle commun. Ça ne doit pas être le centre. On a nos propres références. On une figure emblématique qui est l’un des pères des théories postcoloniales comme Frantz Fanon !  À tel point que on l’étudie dans ma vie petite ville reculée de Sherbooke Canada.  Frantz Fanon est profondément antillais. Il a participé activement à l’indépendance de l’Algérie. C’est une figure qui est une référence que beaucoup pourtant ne connaissent pas aux Antilles. Il est connu à l’international à tel point qu’il est censuré dans certains centre pénitencier des États-Unis comme au Michigan si je me rappelle bien. Les détenu·es n’ont pas accès aux livres de Frantz Fanon.

M: Ah oui ?! Je ne savais pas du tout.

T : Oui. C’est dire à quel point il constitue une menace. Il est une menace parce qu’il a étudié profondément le colonialisme, la violence coloniale, il a étudié tous ces rouages et les a mis dans des livres pour les antillais·es. C'est ce qu’il a laissé. C’est son héritage et c’est notre héritage. Avec une figure pareille on a des références au top du top et illes vont se rendre compte de ça, ici. Donc une totale liberté intellectuelle  c’est être sa propre référence, avoir ses propres référent·ess issus de nos propres communautés, de les reconnaître et ne pas attendre que l’étranger les reconnaisse avant nous comme cela peut se passer pour de nombreux·euses écrivain·es. La liberté intellectuelle, la liberté de se définir et de comprendre que ce regard occidental c'est une division coloniale qui ne nous correspond pas. Nous devons être le centre de nous-mêmes. Par exemple, en ce moment, je m'occupe de moi avant de m’occuper de ce qui se passe ailleurs. Je m'occupe de mon peuple, j'écris sur mon peuple avant d’écrire sur d'autres. J’écris sur des personnes spéciales et mon peuple est spécial. J'aime écrire sur l'amour que j'ai pour mon peuple. C’est une première de forme de résistance que de dire au monde que mon île existe. J’existe.

M : Tout à fait.

T : Nous n’avons pas attendu que « vous » nous demandiez d'exister. Nous n’existons pas par vos yeux et c’est ce que je dis mon livre actuel « Avant l’exil ». Je n’existe pas par le regard canadien. Le·la canadien·ne me dit que j’ai de la chance d’être chez lui·elle. Non. Iel a de la chance de m'avoir. Je migre chez toi, je t’apporte quelque chose mais ensuite je retourne chez moi. Mon île n'est pas détachable de moi. Ça renvoie tout ce qui notion d'intégration, d'assimilation. Je suis totalement contre. Je ne souhaite pas m'intégrer. Je suis de passage. Ça peut durer quelques années ou pas, je suis de passage. J'ai un endroit qui m'aime, j'ai un endroit que j'aime et je veux que cet endroit-là rayonne. Mon énergie va pour le rayonnement de mon peuple et c’est tout. Ne me demandez pas autre chose, je n’ai pas le temps. Pour revenir à ta question, je me suis éparpillée, ces thèmes-là resteront. Peut-être alterner mes supports. Par exemple j’écris déjà de la fiction avec « Fanm sé lanmou ». Même au travers de la fiction, on a des messages à passer. Voilà, ce sera mon mot de fin pour ta question.

Mélissa : Tes mots étaient très poignants, très touchants aussi et font foi de ton militantisme. Ce qui me fait penser, est-ce que tu te revendiques féministe décolonial ?

T : Oui c’est une question qui revient souvent. On me demande quelle vision j’ai et ou est-ce que je me situe dans le féminisme : décolonial ? Radical ? Et cetera. Pour l'instant, j'ai du mal à définir le mouvement que je suis, c'est-à-dire qu’étant en train d'étudier encore le féminisme je veux étudier toutes ces créations avant de pouvoir dire ce mouvement me ressembler.

M: Oui, je comprends.

T : Si tu me demandes le « Fanonisme » je te dirais c’est sûr ! Pourquoi ? Je l’ai lu, je l’ai relu, je l’ai étudié et j'ai lu des gens qui ont écrit sur Fanon. Je peux te dire que c’est moi. Mais c’est tout aussi vrai que j’en suis à cette phase de ma vie où je ne veux plus de notre système de société c’est-à-dire une phrase de déconstruction que construire quelque chose à l'intérieur d'un système que je veux déconstruire me pose problème. Peut-être que l’anarchisme me ressemble plus. Je lis de plus en plus à ce sujet parce que mon entourage m‘a dirigé vers l‘anarchisme en me disant : « Toi, tu as un peu un discours d’anarchiste. ». Finalement, j’ai vraiment un problème à construire des choses à l'intérieur d'une vision occidentale. Je ne veux pas d'une vision occidentale.

Ce n’est pas la vision occidentale qui me définit, me donne des mouvements et cetera. Non, je veux quelque chose qui est fait sur mesure pour mon peuple en prenant toute l'identité, comme on disait, et toute la diversité que nous avons. Pour l'instant je ne retrouve pas ça encore. Ça viendra avec le temps sûrement comme ça ne peut jamais venir. Ce n’est pas très important pour moi de me définir à ce niveau-là. Je laisse le choix aux autres de le faire.

M : Tu as répondu parfaitement à ma dernière question puisque je souhaitais savoir quelle serait la suite. Malheureusement, ça va être la fin de notre de notre interview. Je ne sais pas si tu as un dernier mot ? Je sais que tu avais dit tout à l'heure voici mon petit mot de fin pour la question mais je ne sais pas si tu en aurais un autre éventuellement de mot ou commentaire ou quoi ce que soit d’autres ?

T : Je pourrais juste dire que je souhaite à tout le monde de trouver sa voie ou en tout cas de se déconstruire, c'est important. C'est-à-dire de de faire ce processus de tuer colon qui est en nous. Aussi bien dans nos créations et dans notre regard que l'on pose sur l'autre qui vit avec nous, c'est très important de se déconstruire avant de vouloir déconstruire tout autour. C'est important de se décoloniser soi-même.

M : Tout à fait.

T : Je me rappelle qu’une militante martiniquaise disait que la décolonisation touche à l’intimité. Alors je souhaite à toutes les personnes qui créent ou non, qui écrivent ou non, d’être leur propre référence et de créer des références. Nous en avons besoin pour les générations futures. Il faut que cette génération-là laisse des traces, des marques sur tout type de support, qu'elle ouvre sa bouche et qu’elle ne se censure pas. Ce sera mon mot de fin.

M : Je te remercie. Je ne m'avance pas en disant que tu fais déjà partie de cet effort celui de laisser des traces et héritages au travers de tes écrits militants, de ta douceur et de ton honnêteté. Et également de l’émotion collective dont on parlait. Toutes ces traces militantes que tu vas laisser pour les générations futures. Je tiens à te remercier beaucoup pour ta présence. J'ai beaucoup apprécié notre conversation. J'ai hâte de lire ton prochain qui s’appellera ?

T : Écriture marronne : corps et colonialité.

 

Ressources supplémentaires :

  • Adelaide Gregorio-Fins : Créolité et voix de résistance chez Édouard Glissant

  • Frantz Fanon : 

    • L'an V de la révolution algérienne

    • Les damnés de la terre

    • Peau Noire, masque blanc

  • Jean Bernabé : Le partage des ancêtres

  • Justin Daniel : L’espace politique aux Antilles françaises

  • Matthieu Gama : Le jour où les Antilles feront peuple

  • Raymond Massé : Créolisation et quête de reconnaissance

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