La narration, un outils de transmission

 
Narration : 
  1. Action de raconter, d'exposer une suite d'événements sous une forme littéraire : La narration de ces incidents passionna le débat.
  2. Exercice scolaire consistant à développer par écrit un récit, à décrire une situation, etc.

©Larousse

 

Avant-propos : En compagnie de Paola Ouedraogo, doctorante guadeloupéenne à l’université de l’UQAM et cofondatrice de la maison d’édition Diverses Syllabes, nous discutons du pouvoir de la narration.

 

Mélissa : Je cite : « La littérature se trouve investie d'une mission ambitieuse, celle de transmettre les existences humaines d’en panser les blessures sans pour autant les édulcorer. ». Bonjour Paola. Ça va ?

Paola : Écoute, ça va ! Très contente de pouvoir être avec toi aujourd'hui pour discuter de littérature, de transmission, de pas mal de choses qui me préoccupent au quotidien. Merci de l'invitation. Ça me réchauffe un peu le cœur en ce mois neigeux puisqu’au Canada il fait très froid en ce moment. J’ai bien hâte de voir où la discussion va nous mener.

M : Tout le plaisir est pour moi. J'avais vraiment hâte de t'avoir étant donné que je connais ton travail, je connais tes recherches. Alors la citation que je viens tout juste de citer, elle est de toi, Paola. Plus exactement de ton mémoire qui va paraître cet automne, intitulé « Ces femmes qui (se) racontent, dialogue intergénérationnel(s) et filiations dans Mes quatres femmes de Gisèle Pineau et le clan des femmes d'Hemley Boum. » Pour être honnête, ce passage m'a beaucoup touché et est en relation directe avec certaines de mes recherches, notamment sur les esprits comme allégorie de nos traumatismes. C'est d'ailleurs une recherche que j'ai pu mener et pour lequel j'ai publié un article sur le site de Fanm ka chayé kò.

La citation précise que je viens de citer m'a beaucoup inspiré et m'a inspiré cet épisode. Il était nécessaire de t'avoir pour en discuter. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, je voudrais savoir, dis-moi, Paola, qui es-tu ?

P : Déjà, merci de m'avoir lu. Lorsque l’on écrit un mémoire, on pense rarement qu'il sera lu. C’est déjà une chance et je suis bien contente que les propos entre guillemets aient pu te toucher et te parler personnellement. Pour la petite histoire, et vraiment parce que c'est tout de même pertinent par rapport au choix de mon sujet d'étude, je suis d'origine burkinabé, allemande et française. Je suis née en Martinique et j'ai grandi en Guadeloupe. Toute mon enfance et ma vie d'adolescence, je les ai passées en Guadeloupe avant de venir m'installer à Montréal. Ça fait presque 7 ans que je suis là maintenant, déjà. J’ai fait un baccalauréat ici, l'équivalent d'une licence française et une maîtrise, soit un master. Je suis maintenant en doctorat en études littéraire à l'université du Québec à Montréal, Uqam et ma spécialisation c'est les littératures des femmes, les littératures féministes postcoloniales d'Afrique et des Antilles. Depuis quelques années, je me suis en quelque sorte donnée pour mission de promouvoir les cultures et littérature issues de ces deux aires géographiques auxquelles j'appartiens, donc soit les Antilles et l'Afrique. C’est pas mal ce à quoi je m’attèle dans mes cours, dans mes recherches, dans mes projets.

D'ailleurs, j’ai cofondé avec plusieurs autres personnes absolument géniales, si vous m'écoutez, une maison d'édition féministe intersectionnelle et queer par et pour les femmes racisées et personnes minorisées dans le genre, la maison s'appelle Diverses syllabes . Pour les personnes qui nous écoutent, si ça vous intéresse, je vous invite à suivre nos réseaux sociaux et/ou à faire circuler la campagne de financement en cours. La maison d’édition est basée à Montréal qui se donnent pour mandat de publier en priorité des œuvres de personnes issues des minorités pour combler un vide institutionnel et des discriminations sociopolitiques. Finalement, je pense que c'est aussi un peu l'objectif que je poursuis dans mes recherches, soit d'étudier et de mettre en avant des voix minoritaires mais surtout minorisées qui ont pourtant tellement de richesses. C'est ça pour synthétiser mon mémoire.

M : Ce que tu fais avec la maison d'édition c’est un très beau projet. Je vous invite, mon auditoire, rendre sur la page Instagram qui est Diverse syllabes tout simplement je crois.

P : C'est ça. Il y a aussi une page Facebook, on a un Twitter aussi. On est tout de même assez actives sur les réseaux sociaux. On participe à pas mal de projets. C'est tout de même une maison d'édition où il y a tout un ensemble de projets autour.

Pour revenir à mon mémoire, duquel on va parler aujourd’hui, je me suis intéressée à la manière dont les femmes mises en scène par Gisèle Pineau – qui est une écrivaine guadeloupéenne et que je pense la plupart des gens qui écouteront connaissent – et Hemley Boum – qui est une écrivaine camerounaise, elle est beaucoup moins connue parmi les autrices africaines donc j'imagine aux Antilles encore moins – transmettent des histoires individuelles et collectives à un triple niveau, si on peut dire. Elles se racontent c’est-à-dire leur existence, leur vie de femmes noires et racontent leur communauté familiale et élargie. Et elles racontent aussi l'histoire collective dans laquelle elles se trouvent « empêtrées », je cite un des théoriciens que j'ai utilisé. Par contre, je vais me focaliser davantage sur les réécritures de l'histoire, de l'esclavage et de la colonisation, encore une fois par des autrices antillaises et africaines, soit des réécritures qui s'exercent encore une fois d'un point de vue de femmes, souvent sur des femmes qui veulent inscrire une vision contre hégémonique dans le discours littéraire et historique en général, en documentant des vécus laissés pour compte.

M : Ton mémoire, ou du moins tout ton domaine de recherche, puisque c’est un sujet qui t’intéresse depuis la licence et qui s’inscrit dans ton travail de thèse et même avec une maison d'édition, est vraiment centré sur les femmes, la littérature et j'ai envie de dire l'émancipation littéraire féminine et féminin. Dans notre contexte guadeloupéen, malgré le fait que nous ayons énormément d’autrices, elles ne sont pas accessibles puisque ce ne sont pas les autrices que l’on étudie avant tout. Bien sûr, nous sommes toustes passé·es par Gisèle Pineau et Maryse Condé à l’école primaire. C’est tout de même assez triste que l'éducation française ne met pas en avant ces autrices qui sont véritablement extraordinaires et qui narrent des histoires et notamment des histoires de femmes. Peut-être que je vais être un peu redondante et étant donné que tu as déjà posé ou du moins tu as expliqué un peu d’où vient ton inspiration mais je voudrais savoir, qu'est-ce qui a inspiré le sujet de ton mémoire ? Pourquoi particulièrement la transmission intergénérationnelle ?

P : Par rapport à ce que tu disais justement, c'est un constat que j’ai fait quand je suis arrivée à Montréal. Je me suis retrouvée dans un cours avec celui qui est maintenant mon directeur de recherche, Isaac Bazié et dans ce cours j’étudiais des auteurs·autrices martiniquais·es guadeloupéen·nes pour lesquel·lles je n'avais pas eu l'impression de les avoir étudié lorsque j'étais en Guadeloupe. Comme tu l’as dit, le système éducatif est basé sur le système français. Le programme de français à l'école est basé sur le programme de l'Hexagone. En passant, oui, on a toustes étudié peut-être un livre de Gisèle Pineau, un livre de Maryse Condé et un petit peu de Césaire mais ça reste tout de même assez mineur alors que c'est un héritage qui est tellement reconnu à l'International. C'est-à-dire que Césaire, Glissant, Confiant et Chamoiseau, tous ces grands hommes de la littérature antillaise sont absolument centraux dans énormément de théories et sont extrêmement étudiés. Et nous, on ne les étudie pas en Guadeloupe, en Martinique ou en tout cas pas assez. C’est encore pire pour les femmes. On connaît Maryse Condé, on connaît éventuellement Gisèle Pineau mais on ne va pas plus loin que ça.

Dans ce cours que j'avais eu, j'ai eu comme un déclic et à partir de là, j'ai commencé à lire beaucoup de ces corpus-là, et j'ai réalisé qu'il y avait certains thèmes qui étaient assez centraux finalement comme le rapport à l'histoire, c'est quelque chose qui revient énormément. L'histoire qui, on peut sans douter, va souvent être celle de l'esclavage, de la colonisation mais aussi des luttes d'indépendance pour les corpus africains même aux Antilles. C’est vrai que c’est un trope qui revient beaucoup dans les œuvres africaines, puis aussi les grands événements du 20e siècle. Ou encore le rapport à l'histoire, le rapport à la culture, aux traditions, la transmission orale, les questions des enjeux de dynamique, de pouvoir, de rapport à la terre, et cetera. Je schématise énormément là, ce n’est pas pour dire qu’il n’y a que ça mais ce sont des thèmes qui reviennent. Plus tu lis, plus tu te rends compte qu'il y a des choses à faire là entre Afrique et les Antilles, ça se parle. Il y a un dialogue qui est là sans qu’on peut-être le sache. C'est devenu un peu une évidence pour moi de faire une comparaison entre l'Afrique et les Antilles. Puis pour le sujet précisément de la transmission dans le cours d’Isaac Bazié justement, j'ai lu Tu t'appelleras Tanga  de Calixthe Beyala qui est une autrice camerounaise dont le livre retrace l'histoire d'une jeune femme noire du nom de Tanga. Elle se retrouve emprisonnée dans la même cellule qu'une femme blanche qui s'appelle Anna-Claude. Voyant que sa consœur sur le point de mourir Anne-Claude ressent la nécessité, le besoin viscéral de raconter l'histoire de Tanga. Tanga qui est finalement est face à elle, qui ne lui ressemble en rien, qui n'a pas le même vécu. Elle veut récupérer cette histoire pour que cette histoire continue d'exister par-delà la mort.  Ce afin de, je cite le texte, : « Tuer le vide du silence. Anna-Claude intime Tanga de lui raconter son histoire. ». Là Tanga prend, saisit le bras de d'Anna-Claude et lui dit : « Désormais, tu auras 17 saisons, tu seras noire et tu t'appelleras Tanga. ». Elle lui raconte tout.

M : C’est très beau ça.

P : C'est vraiment fort. La lecture de ce livre m'a bouleversé. C’est un roman qui est dur à lire. Ce n’est pas une histoire qui est toute belle et toute rose tout au contraire.

C’est de voir la solidarité féminine à l'œuvre dans ses œuvres et le besoin viscéral de raconter et d'écouter aussi. D'écouter une autre femme raconter son histoire et toute la complicité qui s'instaure entre ces deux figures apparemment opposées. Ça m'a vraiment... je ne sais pas, ça a créé quelque chose en moi. À partir de là, j'ai commencé à vouloir explorer des œuvres avec des configurations narratives un peu similaires. Des œuvres où des femmes se racontent elles-mêmes entre elles, sans le regard surplombant de la masculinité et de la société qui pour la plupart les a brisé.

Petit à petit, j'ai commencé à m'intéresser au caractère intergénérationnel de la transmission qui va s'instaurer entre plusieurs femmes d'une même famille de générations différentes. Et ça pose aussi la question de la filiation, centrale dans ces configurations narratives. C'est ça. J’ai commencé à regarder un peu des œuvres qui se focalisent sur la manière dont la parole va circuler d'une femme à l'autre pour permettre la narration de soi, donc de son histoire mais aussi la narration des autres.

M : « Mes quatre femmes » de Gisèle Pineau est un livre assez dure puisqu’on lit des histoires de femmes, de quatre femmes qui essaient aussi de communiquer. Lorsque l’on lit le passage concernant Julia, tout le monde s'interroge, la regarde faire, la regarde creuser et essayer de raviver une branche qu'elle traîne avec elle puisqu'elles sont dans cette dimension un petit peu irréaliste, fantastique et fantasmagorique. C'est assez étrange parce qu'on a l'impression que le ton de la filiation, de la transmission peut-être difficile. En citant le passage de Tanga qui touche le bras d’Anna-Claude, il y a en même temps l'oral et aussi la « physicalité » qui vient puisque toucher quelqu'un, finalement, c'est véritablement créer une connexion. C’est de dire : « Tu vas m'écouter et je vais t'écouter. Tu vas parler et je vais entendre ce que tu vas dire ». Il y a quelque chose de très physique, alors je ne sais pas ce que tu en penses. Tu m’en diras un peu plus. Je sais que dans ton mémoire tu expliques pourquoi avoir choisi « Mes quatre femmes », est-ce que tu pourrais tout de même expliquer ?

P : Par rapport à la physicalité justement, il y a quelque chose dans « Tu t'appelleras Tanga » et d'une manière générale, dans ce qu'on appelle les écritures de l'enfermement notamment, c'est la condition physique, la situation physique qui détermine la prise de parole. C'est le fait qu’Anna-Claude et Tanga se retrouvent enfermées dans une cellule sans pouvoir sortir qui déclenche la prise de parole. Également le fait qu'elles se retrouvent entre femmes si elles s’étaient retrouvées avec un homme potentiellement que ça ne se serait pas passé de cette manière-là. Il existe vraiment cette préséance du physique, le fait que les femmes soient enfermées quelque part et c'est cette condition-là qui déclenche la prise de parole. C'est comme une nécessité de parler et de se raconter et c'est ce qui se passe dans l'œuvre de Pineau. Les femmes sont enfermées dans une geôle qu'elles appellent d'ailleurs la geôle de la mémoire ce qui est tout de même assez parlant. Et si elles n'étaient pas enfermées dans cet espace là, dans lequel Gisèle Pineau les a placé, l'autrice ou du moins la narratrice, on ne va pas entrer dans des technicalités. Et cet espace fictif-là qui rassemble mortes et vivantes d'ailleurs, puisque ce sont des personnages qui ne sont pas toutes vivantes à la base. Elles ressuscitent les mortes finalement. Elles ressuscitent aussi des esclaves puisqu’à un moment donné qui apparaissent dans la geôle donc c'est extrêmement fort là. C’est justement le lieu physique qui déclenchent ces prises de parole. Il existe toute une configuration qui est nécessaire pour cette prise de parole-là. Comme tu l'as dit lorsque Julia parle, Julia est vraiment la figure de la conteuse dans cette œuvre-là et dans d'autres œuvres de Pineau puisque c'est la figure de la grand-mère donc ce n’est anodin non plus ; elles (les femmes) se rassemblent autour de Julia pour l’écouter parler. Il y a une mise en situation de la parole qui s'énonce, ce qui est vraiment intéressant. Puis comme tu le disais, c'est une œuvre qui est forte. Enfin moi lorsque j'ai lu « Mes quatre femmes », honnêtement je n’ai jamais ressenti ça même avec « Tu t'appelleras Tanga ». Il y a des œuvres qui vous marquent.

J’ai lu ce texte et tout était là. C'était parfait. Ça cochait toutes les cases : des femmes réunies dans un espace fictif d'une même famille qui est en plus celle de Pineau. Il y a un rapport semi-autobiographique, on va le nuancer mais il y a tout de même des éléments en partie biographique qui sont réunis dans une geôle enfermés forcés par le dispositif narratif à raconter leur vie et qui transmettent à la fois leur vécu mais aussi les récits traditionnels et l'histoire de leur communauté. Et ça, c'est quelque chose qui m'intéressait énormément, c'est le rapport à l'histoire qui est omniprésent, en tout cas dans ce texte et dans beaucoup d'autres mais avant tout dans ce texte-là, il est central. La plume de Gisèle Pineau je ne m'en remets jamais. À chaque fois que je relis le livre, je retombe amoureuse de ce livre.

Quant à Hemley Boum,  c'est une autrice que je connaissais pas du tout que mon directeur de thèse m'a suggéré. J'ai pris un peu de temps à l'écouter et à aller lire l'œuvre qu’il m'avait conseillé. Finalement, j’en ai choisi une autre pour mon mémoire qui est Le clan des femmes. Et encore une fois révélation ! La comparaison avec Pineau m'a semblé évidente. Dans ce roman-là, il n’y a pas une geôle de la mémoire qui réunit plusieurs femmes de la même famille. Il y a un dialogue direct qui est métafictionnel [1] entre une femme qui est l'alter-égo fictive de l'écrivaine et sa grand-mère. Le personnage de la petite fille se charge de relayer l'histoire de sa grand-mère. Encore une fois la centralité de la grand-mère, le rapport aux aîné·es et aux femmes d'une même famille, d'une même communauté. Puis, c'est un rapport qui est central dans le geste d'écriture mais aussi dans l'univers fictionnel puisque c'est ce qui va régir les modalités de la circulation de la parole entre les femmes. Donc deux œuvres que je conseille à tout le monde parce que vraiment ce sont de belles lectures.

M : Je vais rebondir sur ce que tu as dit puisqu’il y a quelque chose qui était très intéressant dans ton choix des mots que ce soit pour l'histoire de Tanga ou que ce soit dans Mes quatre femmes. L’une est « physique » puisque Tanga est enfermée. Tanga est physiquement dans une prison. Puis l’autre est « mémorielle » c’est la geôle, la geôle de mémorielle de Gisèle Pineau. Tu dis que ce sont des femmes que la narration a forcé à se raconter et quelque part c'est intéressant de voir et d'entendre puisqu'en effet, lorsqu’on pense à la narration ou que ce soit des histoires de femmes, des histoires racontées par des femmes très souvent, il faut que qu'il y ait un déclic très négatif pour que les femmes se racontent. Je réagis parce que les autrices, encore une fois il existe plein d’autrices mais dont on n’a pas connaissances ou qu’elles ne sont pas accessibles, il en vient toujours que le sujet femme entre guillemets n'est pas forcément un sujet d'étude littéraire. Ce n’est pas un sujet d'étude et ce n’est pas un sujet qui soit intéressant.

Finalement lorsque les femmes se racontent c’est quelque part pour allier leur histoire à du négatif. Tanga ne veut pas que son histoire personnelle meurt puisqu'elle va malheureusement mourir dans cette geôle et Julia et Gisèle qui se racontent...J'ai beaucoup été affecté par leur récit. C’était vraiment dur de lire Julia surtout lorsqu’elle s'ouvre petit à petit non pas parce qu’elle le veut mais parce qu’il faut transmettre pour éviter « que ». On retrouve ce déclic négatif. Elles sont face au mur et ce mur leur donne à réfléchir.

Je voudrais rebondir également sur un passage de ton mémoire où tu évoques la troisième vague générationnelle de la littérature où comment la littérature en Afrique et aux Antilles suit plusieurs vagues générationnelles. C’est au travers de la troisième vague que l’on y découvre beaucoup plus de femmes de lettres.  Non pas qu’elles n’existent pas auparavant mais on finit par les découvrir. Il y a une véritable place pour finalement être autrice et mettre en place le sujet femme qui soit vu comme « intéressant ». Elles peuvent se raconter et je trouve ça triste qu'elles apparaissent ou du moins qu'on les découvre dans les années 70 alors même que des autrices guadeloupéennes et martiniquaises étaient déjà publiées dans les années 20. Je ne me rappelle plus du nom de cette autrice des années 40 et qui s’était attirée les foudres du monde littéraire antillais. Je retrouverais le nom. Elle s’était attirée les foudres de Frantz Fanon qui l’a enterré sec.

P : Oui, Mayotte Capécia.

M : Tout à fait. C’est une autrice que j’ai découvert au fur et à mesure de mes recherches et que j’ai pu relire avec toi. C'était très intéressant de voir à quel point la narration, le point de vue féminin devient intéressant puisque les femmes se sont racontées non pas par...

P : Nécessité ?

M : Oui, par nécessité.

P : C'est exactement ça. Dans Mes quatre femmes  c'est quelque chose que l’on voit. Les personnages qui sont dans la geôle ne sont pas heureuses d’être là. Elles ont été délogées quelque part de leur repos mortuaire pour la plupart par l'instance narratrice par cette supranarratrice qui décide qu'elle va les récupérer et les placer dans un endroit pour presque les forcer à se raconter... Pas les forcer à se raconter mais en tout cas les forcer à être dans cet endroit-là qui ne présente aucune distraction et où donc ce besoin viscéral de se raconter arrive. Par exemple le personnage de Gisèle, moi c'est l’histoire qui m'a le plus ému et en même temps parlé, ce personnage de jeune femme qui s'est laissée mourir de chagrin suite à la mort de son mari et qui donne lieu à carrément à une légende qui court les rues celui de la légende de la femme emportée par le chagrin. Je trouve ça extrêmement fort encore une fois. Il y donc des passages où les personnages disent qu’elles se sont retrouvées dans cette geôle de malheur où elles ont été autorisées à ramener un effet personnel. Cette contrainte est présente et d'un autre côté les femmes sont contraintes à se retrouver dans cet endroit-là mais l'acte de narration finit par venir naturellement. L’acte de narration vient de cette configuration narrative où elles se retrouvent toutes ensembles et vont forcément dialoguer à un moment donné. Les unes et les autres vont s'inciter à se raconter des portions de leur vie. Gisèle qui est décédée dans la fleur de l'âge se retrouvent avec sa sœur Daisy et sa sœur Daisy n'a jamais fait sa paix avec la mort de sa sœur. Elle lui exige des réponses. Elle lui demande : « Pourquoi tu t'es laissée mourir de chagrin ? Raconte-moi pourquoi. » et ainsi de suite. C'est le moment où les conflits générationnels s'apaisent un petit peu.

La contrainte ou la nécessité dont on parlait de se raconter comment je l'ai pensé dans le mémoire c’est au travers du caractère prénarratif des histoires. Ce sont des termes que je reprends à Paul Ricœur qui a été l’un des auteurs qui m'a aidé à penser mon sujet que j’ai lu dans un cours et qui m’a parlé.  Wilhelm Schapp aussi, un phénoménologue, qui parle de lettres empêtrées dans les histoires. Son hypothèse est que nous sommes tous et toutes empêtré·es dans des histoires qui sont nos histoires mais aussi les histoires des autres. Ces histoires sont comme des phénomènes latents qui attendent d'être mis en récit. Relié à la question de Ricoeur qui parle de narrativité inchoative ces narrations en latence sont ces phénomènes historiques qui attendent d'être articulés par une mise en récit.

M : C’est beau ça !

P : Oui, vraiment ! Je trouve ça magnifique. Je te jure j'ai lu ça puis je me suis dit que ce n’était pas possible, on retrouve ça dans les deux œuvres c’est-à-dire Mes quatre femmes  et le Clan des femmes. Les femmes disent à plusieurs moments qu'elles connaissent déjà leur histoire ou que par exemple, l'histoire de Gisèle est déjà écrite et qu’il n'y a plus qu'à la raconter. Chez Hemley Boum, l’une des personnages dit qu’elle avait l'impression toute sa vie que cette histoire-là était là, puis qu'elle attendait d'être racontée. L’histoire est là et attend le moment propice pour être racontée. Je pense que c'est quelque chose que l’on retrouve justement dans cette littérature de femme notamment, pas que, mais parce qu’il y a une réduction au silence pendant des décennies.

Il y a un effacement de l'histoire, de l'histoire en général et de l'histoire littéraire comme tu dis. On découvre les autrices dans les années 70. En Afrique, il y a des autrices qui publient leur premier roman environ dans les années 50. Je pense que c'est en 1958 Marie-Claire Matip écrit Ngonda. Il faudrait vérifier la date. En tout cas, c’est dans les années 50, 60 mais ce livre-là n’est pas lu véritablement. Il y a toute une génération d’autrices qui arrive beaucoup plus tard dans les années 70 et même si les œuvres existent, elles ne sont étudiées que dans les années 90, 2000. Il y a cette invisibilisation institutionnelle. Une théoricienne, Irène Assiba d’Almeida explique que l'écriture des femmes africaines francophones se place sous l'égide d'une sortie du silence. On comprend alors le terme de Calixthe Beyala qui dans Tu t'appelleras tanga dit qu'il faut tuer le vide du silence. C’est exactement l'enjeu de ces littératures ou du moins de ces œuvres. Ces œuvres-là, je ne veux pas faire de généralités, c'est de tuer le vide du silence. On tue le vide du silence en se racontant au travers d'un caractère prénarratif des histoires. On passe à une transmission intersubjective des histoires individuelles et du contenu de ces histoires-là, c'est ce que j'ai analysé dans mon premier chapitre. Ensuite, les femmes vont raconter en général et après s'être racontées, elles vont raconter. La parole va circuler de l'une à l'autre au niveau horizontal et intersubjectif puis au niveau intergénérationnel et vertical.

La parole circule et va permettre la transmission des vécus de la famille immédiate cette fois, des récits internes à la communauté et des récits collectifs c’est-à-dire tout ce qui est mythes, légendes,  folklores et cetera. Tout ça permet d'articuler un triple niveau de filiation qui est matrilinéaire autrement dit du côté féminin, familial, communautaire et élective au sens d'une filiation qui est choisie. C’est ce que j'analyse dans deuxième chapitre. Dans mon troisième chapitre, les femmes se souviennent. On part de l'individu, on passe par la communauté qui est la communauté restreinte de la famille qui est l'interface entre soi et les autres puis on arrive à la collectivité qui est la collectivité historique. La communauté Bassa chez Hemley Boum puisqu’elle raconte l'histoire d'un village traditionnel Bassa au début du 20e siècle, donc, dans un moment où cet endroit, en tout cas, n'a pas encore été touché par la main du colonisateur. C'est un mode de vie très traditionnel. Chez Gisèle Pineau c'est le tout le cadre historique. Ces femmes en viennent à faire devoir de mémoire et raconter une histoire qui est tout de même douloureuse surtout dans le cas de Gisèle Pineau. Dans Mes quatre femmes, il y a quatre siècles d’histoires qui y passent, trois/quatre siècles : esclavage, colonisation, les guerres au 20e siècle, An tan Sorin et cetera, toutes ces périodes aux Antilles, de la vie aux Antilles et dans l'Hexagone. L’enjeu finalement est que l’on parle des vécus de femmes mais c'est aussi que l’on vient documenter quelque chose qui déborde de ces femmes en particulier. C’est-à-dire et tout simplement les histoires de sujets marginalisé·es qui méritent d'être racontées. Des histoires et des vécus qui ne sont pas suffisamment documentés et qu'il faut faire entrer en littérature ; ceux des ancêtres que ce soit Julia, Angélique de  Mes quatre femmes » ou Sarah première épouse dans Le clan des femmes.

M : C'est super intéressant ! On sait que la narration ou du moins on l'affirme puisque c'est un peu ce dont on est en train de débattre depuis tout à l'heure, narrer est un outil de transmission. Lorsque tu dis briser le silence, détruire le silence c'est intéressant parce que, que ce soit dans notre contexte en tant que deux femmes guadeloupéennes, on se rend compte véritablement que la narration est l'outil de transmission par excellence. Nous n'avons pas vécu avec des archives détaillées de la vie de nos familles ou de nos origines. Cependant et pour la petite aparté on peut retrouver nos ancêtres libéré·es après l’abolition de l’esclavage sur ankouchaj c'est-à-dire que j'ai pu retrouver mon ancêtre esclave libérée qui avait 53 ans à l'époque et avait trois enfants. J'ai pu retrouver la première Marival de la Guadeloupe si puis-je dire. Mais à part ça, qu'est-ce que j'ai d'autre ? À part ce petit registre, je n'ai rien d'autre. Je n'ai pas l'histoire de ma famille, je n'ai pas l'histoire de ma filiation.

Pour pallier à ce défaut, le conte est arrivé, l’histoire est arrivé. Non pas qu’ils étaient récents et sont arrivés juste après l’abolition de l’esclavage. Ils ont cette fois, raconté quelque chose d’autres. Ils ont raconté le commencement d’un peuple. Dans notre contexte guadeloupéen, pouvoir raconter nos histoires, c'est finalement mettre en lumière notre histoire avec un grand H. C'est-à-dire que ce soit en tant que femme où nous sommes encore une fois à l'intersection des discriminations qui d'ailleurs me fait penser à l’intersectionnalité présente entre Anna-Claude et Tanga, avec ces deux personnages on est au chemin de l’intersectionnalité l'expérience d'une femme noire opprimée, discriminée a été entendu et écouté par une femme blanche ce qui en réalité n’est malheureusement pas souvent le cas.

P : Oui et qui Anna-Claude, elle-même a vécu ses propres souffrances. Là, c'est ça aussi qui est intéressant, c'est que finalement, le vécu de la souffrance féminine dans ce texte-là, il transcende à proprement parler la couleur de peau.

M : On est à cette intersection. Je pense qu'il est quasiment impossible de lire une œuvre de Gisèle Pineau sans se sentir personnellement concernée. Si je prends l’exemple de Maryse Condé dont je suis une très grande fan, en la lisant j'ai eu beaucoup de réponses à des questions.  Je me suis rendue compte à quel point le silence était très opaque chez les femmes. Notamment chez les femmes antillaises qui peut s’expliquer en partie au travers du concept de la femme potomitan ou encore de la femme doubout. Tous ces stéréotypes qui font que la femme s’est tue pendant des années. Finalement avec ces écrivaines, ces autrices, elles brisent quelque chose aussi. Elles brisent la position de la femme dans nos sociétés en leur permettant de ressentir leur émotions et d’articuler des souffrances transmises. Nous savons que les traumatismes non guéris sont transmis de génération en génération. Nous arrivons alors à l’âge adulte en comprenant que nous avons toute un bagage de souffrance et de trauma laissés par les femmes de nos familles, laissés par les femmes de générations et de générations avant nous. C'est assez triste de se dire que les moyens, comme la narration sont encore peu accessibles. Au travers du conte, on narre des histoires pour que les personnes qui nous entendent nous écoutent. Malheureusement nos réflexes peuvent être : « Pourquoi ? Pourquoi écouter ma grand-mère qui raconte ses histoires de femmes ? Oh, ça ne m'intéresse pas. Ce sont des histoires de femmes. ». Pourtant les femmes se sont elles-mêmes émancipées pour créer des espaces d'échanges et d'écoute comme dans la geôle de Gisèle Pineau. Même si en effet, il y a des esclaves qui les rejoignent du fait de la lecture....

P : À voix haute.

M : Oui voilà. La lecture à voix haute des esclaves affranchies qui apparaissent dans la geôle, les femmes créent des espaces où elles peuvent communiquer et échanger. Lorsqu’elles disent détruire le silence, vient avec cette destruction, leur émancipation. Elles deviennent un sujet qui mérite d'être étudié, qui mérite d'être entendu et d'être surtout écouté et transmis par la suite.

P : Exact. Et d'ailleurs c’est ce que j’évoque dans mon mémoire. C'est Gisèle Pineau qui encore, je reviens toujours à elle. Gisèle Pineau si un jour tu lis cet interview, sache que je suis ta plus grande fan ! C’est vraiment formidable toutes ces œuvres, tout son travail. Dans un ouvrage dirigé par Maryse Condé, « Penser la Créolité », Gisèle Pineau écrit un texte qui s'appelle « Écrire en tant que noire » et dans ce texte, elle dit qu’écrire l'histoire de ces femmes blessées par les hommes, trompées, violées, debout malgré tout, en gros, c'est nécessaire, ces femmes existent et c'est par le fait que ces femmes existent que ce sont des sujets mais simplement elles ont été trop longtemps érigées en objet du discours d'un point de vue extérieur, d'un point de vue masculin, d'un point de vue blanc également. Ces femmes existent et par le fait qu'elles existent, leurs vécus méritent d'être racontés encore et encore et toujours.

Et ça rejoint ce que Ricoeur dit sur le fait que la narration est centrale au processus de devenir sujet. On vit notre quotidien. Dans notre quotidien on narre. On se raconte, on se narre, on narre des choses. Par exemple qu'est-ce qu'on fait ? On est en train de narrer, on parle, on raconte des choses. C'est ce qui permet de faire sens dans nos réalités, dans nos vécus, qu'ils soient douloureux ou non, mais en particulier parce que c'est ce que Ricoeur souligne l'histoire de la souffrance mérite d'être racontée et on raconte des histoires parce que les vies humaines le méritent, parce que l'histoire de la souffrance, il dit même qu'elle crie vengeance et appelle récit. Ce n’est pas anodin, là, c’est ce qu’il fallait démontrer. Nous sommes des êtres vivants, nous devons raconter nos histoires lorsque nous souffrons, nous avons encore plus besoin de raconter notre histoire. C'est très simplifié, mais c'est comme ça que ça apparaît et c'est lié au processus justement de devenir sujet. Dans le cas présent, dans ces œuvres, en tout cas la narration est ce qui permet la transmission intergénérationnelle et pourquoi ? La transmission intergénérationnelle, pour clarifier un peu, c'est la transmission par les aîné·es souvent qu'il soit homme ou femme, des valeurs d'une communauté, des récits internes, des préceptes moraux, des adages, des proverbes, des histoires qui sont individuelles ou collectives. La plupart du temps, cette transmission, elle s'exerce dans un rapport hiérarchique sur un axe vertical, donc des ainé·es au descendant·es. Mais elle peut également s'exercer à l'inverse. Nous pouvons apprendre des choses à nos aîné·es.

Je pense que dans le cas de notre génération, ça se concrétise encore plus. Mettons les mouvements féministes, les mouvements antiracistes ont énormément évolué. On n’est plus au même stade qu’ont pu être nos parents, nos ancêtres même lorsque ces mouvements ont débuté. On a fait du chemin. Il y a quelque chose qui se perd lorsque l’on ne se parle pas entre les générations, on finit par ne plus se comprendre.

Les personnes âgées vont se dire : « Ah ! Je ne comprends pas la nouvelle génération. » et nous-mêmes on a de la difficulté à reconnaître certains héritages et cetera. C’est une transmission qui peut s'exercer dans les deux sens mais qui traditionnellement s'exerce des plus âgé·es aux plus jeunes. La transmission est d'ordre épistémique au sens des savoirs généraux qui vont être acquis par les aîné·es et tirés de propre expérience. Des savoirs en généraux : Il ne faut pas faire ça, il ne faut pas faire ci. Je ne sais pas si j’ai besoin d’épiloguer davantage là-dessus mais voilà ce sont des savoirs généraux sur la vie etc. Ensuite, il y a une transmission qui est d'ordre culturel aussi. Tous les récits dont je parlais : les mythes, les croyances, les contes, les légendes et cetera. C’est aussi une transmission historique, en tout cas dans le cadre surtout du roman de Gisèle Pineau. Les femmes âgées dans ces œuvres-là, qui reviennent énormément souvent même dans les œuvres d'auteurs masculins, les aîné·es ont une place prépondérante dans les sociétés antillaises et africaines. Oui, c’est le cas dans d'autres sociétés du monde mais je pense que ça a un impact différent. En tout cas, ça, ça structure beaucoup moins les relations qu’aux Antilles.

M : Oui, c’est vrai.

P : Les ancien·nes, on les met sur un piédestal et ce n’est pas pour rien. Ce sont ces personnes-là qui sont chargé·es et qui sont dépositaires d'éléments qu'elles font passer aux générations suivantes. Elles les outillent pour vivre, pour cheminer en société. Au-delà même, comme je disais la narration est un outil de la transmission intergénérationnelle puisque la narration est l’outil premier dans nos vies qui narrent nos quotidiens, dans les œuvres en question elle est le support et le médium de la transmission intergénérationnelle parce qu'elle permet à la parole de circuler entre les femmes et en l'occurrence, entre les générations. C'est vraiment le dispositif narratif particulier dont Gisèle Pineau emploie l'anaphore du souvenir. Elle dit Gisèle se souvient, Julia se souvient, Angélique se souvient et cetera. C’est ce qui permet notamment de faire passer la focalisation d'un personnage à l'autre et d'entendre cette pluralité des récits sinon on est dans un récit monolithique. C’est ça, pour synthétiser tout ça. Je pourrais encore en parler des heures et des heures.

M : Malheureusement, on arrive à la fin de cet échange. Je voudrais, en effet, pouvoir en discuter beaucoup plus longtemps. J’ai toutefois une dernière question ou du moins si on peut l'appeler une question. On sait finalement que la narration est un outil de transmission et que c'est un outil primordial surtout dans nos sociétés antillaises, dans les anciennes sociétés esclavagistes, que je voudrais qualifier d’anciennement coloniales, mais voilà on n’y pas encore, dans notre contexte de post-esclavagiste, quel serait ou quelle est la mission de la narration selon toi ?

P : Il y en a beaucoup mais je vais me baser sur ce que d'autres ont dit avant moi, donc Patrick Chamoiseau ou encore de Raphaël Confiant, Gisèle Pineau et Ralph Ludwig (dir.) qui ont coécrit une livre qui s’appelle  Écrire la parole de nuit : La nouvelle littérature antillaise. Illes expliquent que dans le contexte particulier des Antilles où l'origine est floue c’est-à-dire que l’on a des sujets qui sont arraché·es aux terres africaines et qui sont déporté·es puis réimplanté·es de force dans d'autres lieux avec tous les abus qu'il y a derrière, et cetera. Je pense qu'il n’y a pas besoin d'expliquer en détail ce qui s'est passé durant l'esclavage et la traite. On a donc un arrachement à la terre natale. On prive les gens d’origine notamment. D'ailleurs, tu parlais du fait que tu avais retrouvé ton ancêtre mais les noms se perdent, les personnes réduites en esclavage sont dépossédé·es de leur nom.

À l'abolition, lorsque ces personnes ou les générations après sont affranchies, on leur donne des noms inventer de toute pièces. Et ça, je ne le savais pas. Je l’ai appris dans mes recherches et ça fait du sens effectivement. Il y a des noms qui sont particuliers aux Antilles. On leur crée des noms de toutes pièces pour les ridiculiser. Le nom, le patronyme c’est ce qui fait notre filiation. C'est notre patrimoine génétique et symbolique. On a un contexte où l’origine est floue et finalement la narration à l'oral va venir fonder en quelque sorte l'identité de ces sociétés nouvelles qui ont été créée partir du chaos. C’est ce que Glissant dit, toute sa théorie du chaos. C'est complexe. Je vais citer un petit extrait du livre dont je parlais « Écrire la parole de nuit », Ralph Ludwig écrit : « La mémoire culturelle orale des Antilles est d'une richesse inouïe, c'est l'univers du conte, de l'oraliture, de l'histoire vécue transmise aux enfants par la seule parole et qui a touché le peuple antillais, c'est-à-dire l'histoire des cyclones, des éruptions volcaniques, de la révolution des esclaves, et cetera. Cette mémoire orale est d'autant plus essentielle que des Antilles ne possèdent pas ce que Édouard glissant appelle un mythe fondateur. En effet, le peuple Antillais en quête d'identité, ne peut s'appuyer sur le mythe d'une lointaine prise de possession de terre comme par exemple le peuple d'Israël ou comme certains peuples africains sont celui d'ancêtres Royaux. La traite des esclaves qui a donné naissance à la société antillaise a non seulement arraché les Africains à leur terre natale mais elle a détruit en même temps leurs attaches culturelles. Cette mémoire orale qui naît aux Antilles à partir du 17e siècle, d'un fond de débris culturel éparpillé puis rassemblé en mosaïque par l'expérience d'une réalité nouvelle est donc fondamentale pour l'identité du peuple Antillais. ».

Donc, en quelques phrases de conclusion, la narration aux Antilles c’est ce qui fait acte de mémoire, ça permet un devoir de mémoire Elle permet de rappeler les traditions, l'histoire et d'articuler une identité spécifiquement antillaise, créole guadeloupéenne, Martiniquaise. Ce qui est le cas un peu partout mais dans un contexte comme celui des Antilles, c'est d'autant plus nécessaire parce qu'il y a un rapport encore aujourd'hui de domination et d'exploitation avec le pays colonisateur, je vais le dire clairement. Dans ce contexte-là, il y a une nécessité d'affirmer et de réaffirmer constamment les identités et la culture locale.

C’est vraiment un jeu de pouvoir constant. C’est aussi de là que vient toute l'importance des contes qui ont bercé notre enfance à toustes. Je pense tous et toutes à l'école on nous racontait des contes. On se rassemblait autour du conteur·conteuse qui nous raconte l'histoire de Compère lapin et cetera.

M : Oui tout à fait.

P : Moi, c'est la seule chose que j'ai vécu parce que je n'ai pas de grand-mère ou de grand-père guadeloupéen. En tout cas c'est quelque chose qui est présent. On se rassemble autour du grand-père, de la grand-mère et on écoute ses histoires. C'est là aussi, je pense que ton hypothèse dans ton article se vérifie lorsque que tu parlais des esprits comme allégorie de nos traumatismes. Finalement les esprits sont issus de récits qui permettent de faire du sens dans un vécu qui est douloureux à la base, du moins. Et sans pour autant être dans le misérabilisme. Ces récits traditionnels occupent une telle place parce qu'ils viennent symboliser quelque chose aussi et ils sont chargés d'histoire. Donc dans notre contexte, la narration aurait pour mission, en tout cas c'est ce que je pense, qu'elle soit orale ou écrite de faire exister et de diffuser des vécus qui sont minorés qui reviendrait un peu crier à la face du monde que l’on on existe. On s’affirme.

M : Et en tant que femme ?

P : En tant que femme, en tant que guadeloupéen, guadeloupéenne en tant qu'antillais, antillaise, on existe. On est là et on s'affirme. Ça permet de devenir sujet d'un discours qui, cette fois de l'intérieur qui est un discours par et pour. Et ne plus être simplement objet d'un discours extérieur qui vient aliéner et qui vient ostraciser. C'est lié à un processus identitaire de devenir sujet et qui est collectif aussi dans un contexte antillais. C'est individuel et collectif. Je pense que je vais m’arrêter là parce que l’on peut en parler encore pour quarante ans.

M : C'était vraiment intéressant.  Surtout de devenir sujet c’est-à-dire sujet de notre propre identité par et pour. Je pense que c'est quelque chose qui nous a été, en effet, reniée pendant très longtemps et qui nous a été négationnée et qui continue de l'être. Lorsque l’on revendique notre Guadeloupéanité, on nous rétorque que nous sommes français·e,  lorsque l‘on revendique notre créolité, on nous rétorque à nouveau que nous sommes français·e. La narration vient apporter les moyens nous permettant de survivre et de construire notre identité. Les avis se divergent sur la création du nom ou l'absence de généalogie derrière le patronyme mais c'est vrai que la narration a beaucoup plus de sens pour moi que mon nom. Je pense que c'est malheureusement le cas pour pas mal de personnes. Je peux faire sens avec les histoires que j'ai entendue alors que mon nom il ne fait du sens qu'il y a moins d’un siècle.

P : C'est le cas pour ton côté. De mon côté, je porte un nom qui est le nom le plus répandu au Burkina Faso et je n'ai pas de contact avec ce côté-là. Si on me demande de me définir, je vais dire que je suis Guadeloupéenne, que je suis antillaise. Je suis née en Martinique mais je n’ai pas de sang.  C’est également ça que pose comme question ces romans. C'est les questions de filiation dépassent les liens du sang, dépassent le patronyme à proprement parler. C'est une question d'appartenance et c'est une question dans quelles histoires on baigne aussi. Pour ma part, ce sont les histoires des Antilles, c'est le vécu que j'ai eu aux Antilles qui fondent le plus mon identité. Ça rejoint des débats vraiment larges mais effectivement la question du patronyme VS comment nous on choisit de se définir, le sentiment d'appartenance. Il faut distinguer beaucoup de choses. Je vais te laisser conclure. Je vais juste dire merci énormément pour cette belle conversation et de m'avoir invité Mélissa. Je suis ravie.

M : J'ai beaucoup aimé discuter de ça avec toi. Où peut-on retrouver ton mémoire ?

P : Alors pour le mémoire, il s'avère qu'il va paraître dans archipel, qui est la plateforme de mon université, sur laquelle sont publiées les mémoires et thèses. Mais ça prend du temps, le mémoire ne va pas paraître avant l'automne, voire l'hiver prochain, donc ça va être compliqué.

M : Merci pour  cette très belle discussion. J'en suis vraiment très ravie. Et à nouveau, j'avais vraiment hâte de t'avoir avec moi pour discuter notamment de la transmission de la narration. C'était très intéressant. J'espère que ça a plu à tout le monde.

P : Voilà encore une fois merci Mélissa, c'était une belle conversation. Merci de m'avoir lu et d'avoir pris l'initiative de faire cette discussion parce qu’à l'oral, c'est toujours plus le fun. Ça démystifie un peu le toute grosse chose qu’est le mémoire, qui peut être plate des fois. Allez lire Gisèle pineau et Hemley Boum. Merci encore !

 

[1] Relatif à une métafiction, à une fiction romanesque destinée à inciter à la réflexion (source Cordial)

 

Ressources supplémentaires :

  • Adelaide Gregório Fins : Créolité et voix de résistance chez Édouard Glissant. Pour une identité-relation dans le cadre du Tout-Monde

  • Cécile Dolisane-Ebosse « Du patriarcat à la féminitude : violence sexuelle et conflits de genre dans la prose romanesque de Calixthe Beyala »

  • Christiane Taubira :

    • La traite et l’esclavage sont un crime contre l’humanité, Discours de la députée Christiane Taubira-Delannon le 18 février 1999

    • L’esclavage raconté à ma fille

  • Christine Avignon« L’écriture est un combat. Entretien de Christine Avignon avec Gisèle Pineau »

  • Christine Chivallon : Revister l'ancestralité 

  • Danielle Dumontet « Gisèle Pineau ou une nouvelle voix féminine guadeloupéenne »,

  • Jean-Luc Bonniol : Penser et gérer l’hérédité des caractères discriminants dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes

  • Marie-Claire Matip : Ngonda

  • Maryse Condé : Moi Tituba

  • Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage : Penser la créolité 

  • Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Jean Bernabé (dir.) : Éloge de la créolité

  • Paul Ricoeur :

    • Temps et récit. Tome I. L’intrigue et le récit historique

    • Histoire et vérité 

    • La mémoire, l'Histoire, l'Oubli

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