Le mythe de la femme potomitan et la matrifocalité

Matrifocal : Qualifie un type d’organisation familial centré autour de la femme. 
©La langue française
 

Avant-propos : Au cours des précédentes interviews, la matrifocalité a été à plusieurs reprises abordées. L’interview suivant s’intéresse à cette organisation familiale spécifique aux anciennes colonies esclavagistes.

 

Solène : Qu’est-ce que la matrifocalité ? Nous reprenons la définition faite par Stéphanie Mulot : « La matrifocalité constitue une dynamique transversale.  Elle repose sur l'absence et/ou la disqualification sociale des hommes dans les fonctions paternelles, sur leur présence attendue dans les rôles sexuels hétéronormés. Et sur la sacralisation sociale de mères qui se disent dévouées pour des enfants, qu'elles élèvent parfois sans partenaire stable mais avec l'aide d'autres femmes de la parentèle. L'expression des femmes antillaises qui, proclament je suis la mère, je suis le père, semble résumer cette définition. ».[1]

Mélissa  : Pourquoi la matrifocalité nous intéresse-t-elle et en quoi est-elle liée à notre thème ?

S : Je pense qu’au fil de nos lectures et nous-mêmes dans nos réflexions personnelles, on s'est rendue compte que la femme potomitan est une conséquence de la matrifocalité. La matrifocalité est en résumé un foyer ou une structure familiale où le père est absent. Toutefois, on s’est également rendue compte que c’est comme ça qu’une femme potomitan devient potomitan, à cause du contexte et des conditions autour d'elle. La matrifocalité engendre la femme potomitan. C'est la raison pour laquelle on est dans ce concept de femme potomitan. Comme on l’a dit la femme fait tout parce que c’est le poto mitan, le milieu du foyer. La matrifocalité est la raison pour laquelle nous sommes des femmes potomitan.

M : Pendant très longtemps, on a souvent entendu que l’on était une société matriarcale c’est-à-dire la femme qui est au centre des décisions. Elle a l'autorité, maintient cette autorité et prend les décisions que ce soit dans le foyer ou à l'extérieur du foyer. Or ce n'est pas du tout le cas pour notre société.

Pour parler de matrifocalité il faut bien se rendre compte que c'est une structure qui a été créée et ce au début de notre société durant l’esclavage. Pourquoi ? Il s'agissait avant tout de marquer la filiation qu'il pouvait y avoir entre la mère et ses enfants et le père et ses enfants. Le Code noir [2] nous dit aux articles 12 et 13 que, je cite : « Les enfants qui naitront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leur mari si le mari et la femme ont des maîtres différents. Voulons que si le mari esclave à épouser une femme libre, les enfants tant mâles que filles suivent la condition de leur mère et soient libres comme elle nonobstant la servitude de leur père et que si le père est libre et la mère esclave, les enfants soient esclaves pareillement. ».

S : C’est de là que ça a commencé.

M : Exactement. Le père est un géniteur. Il n’a pas de fonction.

S : Le père noir.

M : Oui. Dans ce contexte, le père noir est un géniteur et n'a aucune fonction sentimentale ni émotionnelle. Il n'est pas là pour être une figure paternelle, il incarne finalement un bien économique.

S : Il est l’outil et le ventre de la femme noire est la machine.

M : Exactement. Nous sommes dans cette configuration-là. Les familles ne subsistent pas puisque ce n’était pas possible. Je ne dis pas que les esclaves n'avaient pas du tout d'amour pour les un·e·s, pour les autres. Tout ce que je dis, c'est que la structure familiale comme un père, une mère, n'a jamais été une structure familiale que les esclaves ont connus dans le sens où les pères n'avaient même pas droit à la reconnaissance d'être un père. Ils n’étaient que le géniteur dans cette configuration-là. On parle de siècles qui durant lesquels ont brisé et conditionné un lien paternel comme tel. Il est clair et net qu'il y a des conséquences sur les générations futures.

S : Traumatisme ! Je ne pourrais pas m'attendre à ce que demain je me dise : « Non mais les gars enfin ! Il va falloir vous réveiller un peu parce que l'esclavage c'est fini. ». On parle tout de même d'années, de siècles. On parle de cinq siècles de répétition du même schéma de brisure et de cassage du lien père-enfants. Et sauvegarde du lien mère-enfants ou du moins du statut de la mère. Ce n’est pas tant le lien. En tout cas à cette époque ce n’est pas tant le lien mais le statut. Tu es ce que ta mère est. Si ta mère est libre, tu es libre. Si ta mère est esclave, tu es esclave. Et ton père ?

S et M : *Hausse les épaules*

M : Il est juste absent. Il est juste ce « Saint-Phallus ». Pour les personnes qui ne connaissent pas le mythe du Saint-Phallus. Âmes sensibles s'abstenir. Le mythe du Saint-Phallus est tout simplement un homme noir qui avait la fonction première et unique d'être un géniteur. Il était souvent drogué et avait pour fonction de faire grandir les rangs d'esclaves au sein d'une plantation. Il était souvent enfermé dans une cage. Enfin, c'est en tout cas l'une des figures qu'on peut avoir parce que je pense qu'il y avait différentes façons pour ces hommes d'exister, mais il était souvent enfermé dans une cage, drogué et mourait très jeune dû à l'épuisement et dû aux drogues, etc. La tristesse dans cette histoire, c'est qu'il mourrait souvent en position fœtale. Comme un retour à tout ce qui donne « vie ». Les hommes sont des géniteurs, les femmes sont des mères.

S : En charge du foyer.

M : En charge des enfants.

S : C’est pour montrer à quel point ça a été créé ce truc « matrifocal ». Ça a été créé de toutes pièces par des forces extérieures. Ça nous amène à même questionner cette affaire de potomitan. Est-ce que l’on veut vraiment l'être ? On nous a toujours mis dans cette position de l’être. À partir du moment où tu dis que les enfants d'esclaves sont raccroché·e·s au statut de la mère, tu lui donnes de facto la responsabilité parce que ce n’est clairement pas le maître de la plantation qui va s'occuper, tu vois ce que je veux dire ?

M : Oui et il y a un petit article qui dit que les maîtres doivent et devaient s'occuper comme de bons pères de famille de leurs esclaves.

S : Oui mais là c'était pour le papier, fallait mettre ça sur papier. Pour dire : « Regardez, on prend bien soin de vous. ».

M : Non mais écoute. C’est dans l'article 54. Les maîtres sont censés s’occuper comme de bons pères de famille [3].

S : Donc, il y avait aussi cette stratégie de remplacement du père noir ? On veut juste que tu, je ne sais pas, donnes la semence pour les enfants parce qu'on ne veut pas la donner j'imagine. Mais on veut te remplacer de façon... La place que tu n’as pas.

M : C'est ça. De se dire que le père n'est pas père ou du moins même si le terme de « père » existait, la fonction n’était juste qu’être un géniteur. Alors que le maître,  lui, enfin... À quel moment est-ce que celui-ci pourrait être même vu comme étant un père pour un esclave ? Il l'était pour le code noir. Il devait se comporter en bon père de famille pour ses esclaves. Il y a quand même une notion vachement tordue, ironique.

S : Oui ! Paradoxal. Ironique.

M : Il faut tout de même se rendre compte de la brutalité que ces sociétés esclavagistes et coloniales ont pu faire au développement des familles noires dans les sociétés coloniales. On est sur une création de la famille : Comment la famille se crée ? Comment elle doit être ? Quelle sera son modèle ? Quelle sera sa figure ?

S : Quels sont les rôles hétéronormés ? Comme on l’a dit, quelles en sont les définitions ?

M : Exactement. Et dans ce cas-là, la femme, comme on l'a dit, la femme est seule. Je pense que l’on n’aurait peut-être pas dû dire « en charge » lorsque l’on parlait du Code noir puisqu’elle n’était pas en charge. On lui donnait juste statut comme tu as dit. Être en charge viendrait peut-être plus tard lorsque l'on parlerait plus d'une responsabilité émotionnelle qui viendrait à...

S : À la fin de l’esclavage ? Je pense que la charge, la « vraie charge » apparait après l'esclavage. Bon, je ne suis pas vraiment d’accord pour dire l'esclavage s’est terminé en 1848 puisque dans les faits... Mais je pense après 1848 lorsqu’il n’y avait plus vraiment de système économique esclavagiste et que vraiment les femmes étaient seules sans maître et sans plantation.

M : Dans un contexte beaucoup plus récent, la matrifocalité, et on va encore faire référence à Stéphanie Mulot et notamment à sa thèse [4], elle dit : « En s’appliquant plus précisément dans la Caraïbe l'approche des familles matrifocales se fit duale. Deux types de matrifocalité furent distinguées structurelles d'une part structurelle et fonctionnelle d'autre part. Dans la première approche, la matrifocalité fut appréhendée comme une structure résidentielle regroupant trois générations maternelles. L'homme est absent physiquement, moralement et économiquement de ces foyers dont la mère et à fortiori la grand-mère, sont les potomitan, les piliers centraux. Cette matrifocalité structurelle se retrouve alors plus principalement dans les catégories populaires puisqu'elle est présentée comme étant avant tout le résultat de problèmes économiques dus à la précarité financière des pères.  Cette vision de la famille continue aujourd'hui de marquer l'analyse de la matrifocalité en appauvrissant le débat. En effet, les critères structurels : trois générations maternelles sans pères ni conjoints évincent les familles monoparentales : mère seule avec enfants, celles où le père est présent mais subsidiaire, ainsi que celles où le mari est le beau-père des enfants, par exemple.  De surcroît ces critères semblent parfois être les seuls retenus pour reconnaître des familles matrifocales oblitérant totalement une dynamique qui dépasse parfois des frontières structurelles. La structure nous semble en effet plus qu’une conséquence éventuelle qu'une condition sine qua non de la matrifocalité. Dans la deuxième approche, au contraire, la matrifocalité est analysée comme un mode de fonctionnement transversal qui peut se retrouver aussi dans des foyers à structure non matrifocales et donc éventuellement nucléaire. La mère peut alors occuper des fonctions paternelles malgré la présence physique du père réel qui ne revendique pas forcément son autorité. Cette matrifocalité fonctionnelle peut alors dépasser le cadre du milieu populaire pour se retrouver dans toutes les catégories sociales. Le mode de fonctionnement des familles ne dépendrait plus uniquement de leur niveau socio-économique et de leur place dans la société, mais aussi d'une conception plus générale des rôles maternels et paternels. Nous formulons ainsi l'hypothèse que la dimension culturelle à façonné une image des identités féminines, maternelles, masculines et paternelles. C'est alors la question du statut de la femme et de celui de l'homme qui est posé au-delà du statut socio-économique dont ils en sont partis dépendants. Même s’ils s’expriment de façon différente selon les catégories socio-raciales, ces statuts peuvent se retrouver dans les différents groupes sociaux de la population. Une certaine forme de matrifocalité pourrait aussi se retrouver dans les milieux blancs bourgeois. »

S : Là, je pense que l’on rentre vraiment dans le vif du sujet.  Je trouve intéressant qu'elle donne deux dimensions à la matrifocalité. Il y a celle physique que je pense beaucoup de femmes dans les Antilles connaissent. Mettons, à notre âge on va dire, milieu vingtaine tu vis avec ta mère et ta grand-mère dans la même maison, ça s'appelle un foyer matrifocal. Par exemple si tu es ma mère mettons, lorsque tu vis avec ta fille et ta grand-mère, il faut qu'il y ait 3 générations sous le même toit. Ça c’est la matrifocalité.

M : Structurelle résidentielle.

S : Oui, qui est physique. Il y a aussi celle qui est plus conceptuelle. Malgré que le père soit présent de façon physique, il n’est pas là nécessairement de façon psychologique, émotionnel et ça aussi on pourrait parler de matrifocalité. C’est pour ça, et on fait encore le lien avec potomitan, que pour toutes ces femmes-là que le père soit là ou pas, entre guillemets, ou qu'un homme soit là ou pas qu’importe. Le conjoint, la figure paternelle soit là ou pas, la femme s'occupe du foyer.

À cause de cette matrifocalité qui a été, comme on l'a dit, créée sur des centenaires et des centenaires. Il y a le cas très simple qui est le mien, littéralement. Je vis avec ma mère et ma grand-mère sous le même toit. Venez chez moi si vous voulez voir c'est quoi ! Je suis l'exemple parfait ! Et il y a le cas qui est plus insidieux. Et puis moi, je trouve ça super intéressant lorsqu’elle parle des foyers blancs bourgeois puisque c'est une observation que j'avais faite en ce qui les concernent.  Je suis d’accord avec le principe que les personnes blanc·hes aussi ont des traumatismes par rapport à l'esclavage. Nous ne sommes pas les seul·e·s. Celleux qui a mis en esclavage aussi, iel a des traumatismes. Tu ne peux pas être totalement bien dans ta tête même maintenant après avoir fait un commerce d'esclaves. Et ce que tu remarques, c'est que parfois le père est là,  plus souvent que parfois, de façon économique et physique. Pourtant le père n'est pas nécessairement là de façon émotionnelle dans les familles. Il n’y a pas nécessairement de lien. Que ce que l’on voit dans les films, ce n'est pas nécessairement la réalité des vrais foyers. C’est ce que j'ai remarqué que de façon émotionnelle, le père n'est pas nécessairement là dans les foyers blancs. Donc la question est : Est-ce que l’on peut aussi parler de matrifocalité dans ce cas-là ?

M : Je pense très certainement que l’on peut parler de matrifocalité tout simplement parce que l'on est dans une société très particulière. Il faut toujours le préciser, on parle de société coloniale esclavagiste. Nous ne sommes pas sur la forme monoparentale qu'il peut avoir en Europe, on est vraiment loin de ce système-là.

S : Pourquoi pas monoparentalité ?

M : La monoparentalité ne remet pas en question la figure paternelle. La mère peut être présente, le père également.

S : C’est ça la différence.

M : Oui enfin de mon point de vue c’est ça. Malgré que les enfants vivent avec la mère, le père a toujours un pouvoir décisionnel.  Il a toujours son autorité. Il a également la charge parentale. Il n’est pas tout seul. Il ne représente pas la seule figure pour les enfants.

S : Alors que matrifocalité il y a cette exclusion, c'est peut-être un mot fort mais...

M : Honnêtement, on ne peut pas parler d'exclusion dans ce sens-là parce qu’on ne le fait pas, on ne le souhaite pas. Ce que je veux dire c’est que je ne pense pas qu'il y ait des femmes qui souhaitent exclure les hommes consciemment.

S : Je ne suis pas sûre. Tu ne te souviens pas de la conférence ?n[5]

M : Oui, oui. Mais dans la généralité, je pense que c'est surtout un système qui est venu prendre place dans la vie des femmes. Comment peut-on imaginer des familles vivre avec un père et une mère, tous les deux, ayant les mêmes pouvoirs au sein de la famille, les mêmes charges, les mêmes responsabilités alors même que ce sont des individus qui ont grandi dans une famille où le père était absent et la mère faisait tout ? C’est la réplique et on y est encore.

S : On recré·e encore ce que l’on a connu.

M : On est obligé·e de prendre l'exemple sur notre propre vie. Et toi, lorsque tu parles de toi, tu es dans le cas de figure de la matrifocalité structurelle résidentielle. Quant à moi, je le suis du côté fonctionnel. J'ai souvent eu l'impression que même si mon père a été physiquement là, qu'il était à côté. Il y a sûrement de l'idéalisation de ma part aussi, de ce que je concevais être une famille, je le reconnais pleinement. Cependant, si je regarde le pouvoir décisionnel, si je regarde l'autorité présente au sein de mon foyer. je vais d'abord demander à ma mère. L'opinion de mon père n'aura pas forcément beaucoup d'importance.

S : De poids.

M : Oui de poids. Il ne sera pas aussi important que celui de ma mère parce qu'il n'aura pas été présent comme je l'aurais souhaité, et cela de façon économique, émotionnelle.

S : La matrifocalité a donc plusieurs visages. Elle se manifeste de plusieurs façons mais la conséquence est en toujours la même : la charge revient à la mère, à la figure maternelle.

M : C’est toujours pareil.  Elles sont potomitan dans leur foyer et à l'extérieur ce n'est pas le cas. La matrifocalité ne pose pas que des questions sur la féminité c’est-à-dire qu'est-ce qu’être une femme ? Comment l’être ? Comment se développer en tant que telle ? La matrifocalité pose cependant la question comment sont les hommes dans cette société ? Quand tu n'as qu'un statut de géniteur, lorsque ta virilité et ta masculinité se construisent sur ta capacité à te reproduire et à avoir de nombreuses conquêtes, forcément... Es-tu vraiment un homme si tu n'as pas 36000 enfants à côté ?

S : Oui et ça rejoint ce que l’on disait hors micro, ce que tu disais l'homme noir sa réputation se base sur le fait d'avoir plusieurs foyers pourtant il sera toujours absent de chaque foyer. C’est violent hein ?

M : Ou il choisit envers qui il va exercer son autorité parentale et là peut être, dans ce cas-là, il sortira du contexte matrifocal pure et dure puisqu'il prendra partie prenante de ce qui se passe dans le foyer.

S : Oui mais si tu as trois foyers...

M : Ah oui... Écoute-moi, j'ai voulu trouver un petit côté positif sur ce qui pouvait se faire.  C'est sûr que ça va clairement poser problème s’il a plusieurs foyers. Et encore une fois, personnellement les premiers documents que j'ai pu lire au sujet de la matrifocalité sont écrits par Stéphanie Mulot qui est une sociologue guadeloupéenne, qui a fait un travail incroyable et qui a notamment écrit une étude sur « Redevenir un homme dans une société matrifocale ». On se rend compte, comme tu as dit, que c'est devenu de plus en plus insidieux parce que...On peut voir des femmes qui sous tout rapport ont une vie familiale complètement correcte. L'homme peut paraître présent, mais à côté de ça ! Il n'est toujours pas là que ce soit financièrement, émotionnellement, que ce soit sur plusieurs...

S : Tableaux.

M : Tableaux. II n’est toujours pas présent. Et dire qu'il est subsidiaire. C'est dur ! On n’est pas là pour pleurer sur le sort des hommes, on est là pour poser une réflexion. Au cas où vous penseriez que l’on s’était un peu égarée.  Penser à la matrifocalité, c’est penser aux femmes et aux hommes. Qui sont-ils pour nous ? Que sont les pères pour nous ? Qui sont-ils ?

S : Ça devrait être un effort aussi de la communauté des hommes noirs et hommes antillais en général de questionner cette histoire. C’est incroyablement violent que pendant des siècle on t’ai refusé ce statut. Tu n’as même pas pu prendre une position. La société esclavagiste et là je parle des maîtres, des plantations, etc., t'a refusé un statut. J’imagine aussi que du côté du foyer on t’a repoussé puisqu’encore une fois c’est à cause du contexte. Je parle des femmes antillaises, on a été formaté pour prendre soin du foyer et d'être capable de prendre soin de tout. Il y donc aussi cette nécessité d’interroger cette matrifocalité. Ce n’est pas la meilleure solution. Le meilleur schéma. Tout l’inverse.

M : La matrifocalité c’est aliénant. On est dans une structure familiale qui ne nous permet pas d’avoir un père et une mère. Je ne dis pas que ça devrait être la normalité. Toutefois, si on sait qui est l’homme qui a eu cette relation avec notre mère nous permettant d’être là, on sait qu’il est là. C’est violent pour l’enfant. C’est violent pour l’homme.

S : C'est violent pour tout le foyer !

M : Oui, c’est violent pour tout le monde. Je me demandais justement qu’est-ce qui pouvait se passer durant l’esclavage, si l‘enfant suit la filiation de la mère, et que celle-ci n'existait plus à un moment donné ? L’enfant est toujours petit mais le père ne pouvait même pas revendiquer l'enfant ?

S : Non, il devenait propriété du maître.

M : Oui, il restait propriété du maître.

S : Ou alors c'était d'autres femmes esclaves qui s'en chargeaient. On le refourguait à d'autres. Si la mère meure, si la grand-mère meure, non ! Ce sera la tante, ce sera la voisine. C’est d’une violence extrême puisqu’encore une fois ça a duré cinq cent ans et je pense que ça dure encore de nos jours. On fait le lien avec cette masculinité toxique puisque tu as le cul entre deux chaises. Tu dois être viré et tu dois prouver à toute l’île, à toute la terre entière.

M : Parce que c'est comme ça qu'on a construit la sexualité et de la masculinité.

S : Exactement. Il faut que tu aies foyer, que tu es femme, etc., sans pouvoir prendre place au sein de ce foyer. « Je ne peux pas avoir d'émotions. ». Tu ne peux pas. Tu es dans la rage et la colère.

M : Comme les femmes. Les femmes non pas d'émotions.

S : Nous sommes tous emprisonné·e·s, aliéné·e·s. C'est du paraître ! On essaye de construire des foyers avec juste... une aliénation complète quoi ! Moi je trouve ça intéressant qu'on arrive aussi à parler de l'homme noir parce que ça prouve qu’il y a une violence sur l'entièreté du foyer. Et comme tu dis sur l'enfant qui ne comprend pas trop. Il ne comprends pas trop parce que... Comment ça ton père n'a aucun rapport avec toi. Pourtant il est là mais il n’est pas là.

M : Pourtant, tu le croises dans la rue de temps en temps.

S : Oui. Tu le connais, tu connais son nom.

M : Des fois tu le vois avec d'autres enfants aussi.

S : C'est un autre effet de la matrifocalité. Alors, même si on parle de la femme potomitan et de la matrifocalité, il y a toujours le volet masculin qu'on ne peut pas juste foutre en bois. Tout est une dynamique. Bon, la matrifocalité et la femme potomitan, revenons à notre sujet.  Je sais qu'on en a déjà parlé mais quels sont les effets de cette matrifocalité ? Là, sur notre génération ?

M : Dans notre vingtaine, on sait clairement quelque chose ne va pas. On a la possibilité de verbaliser, de l'articuler, dans le sens où « je ne comprends pas pourquoi tu n'as pas fait partie de ma vie. ». Et c'est dur hein ? On le fait. On s’axe beaucoup plus sur nos sentiments.  On est capable d’être beaucoup plus...

S : Ouvert par rapport à ça ?

M : En phase. On est en phase avec nous-même, avec le fait que l’on, ne soit pas d'accord avec la situation, que ça nous ait porté préjudice, que ça a des conséquences sur notre psychisme, sur notre morale et sur notre mentale.  Il ne faut pas croire que l'on pense que la matrifocalité est dans tous les foyers.

S : Non.

M : Je connais des foyers où le père est présent. La mère est présente, tout va bien dans le meilleur des mondes. Et ça me choque ! Ça me choque ! Voilà ! C’est même pour dire qu’à chaque fois que je vois un foyer où tout va bien. « Waouh ! Mésyé, mésyé, mésyé ! Sa ka rézisté sa menm ! [6]». Bien sûr on est heureux pour eux, c’est cool qu’ils·elles le soient. On le voit présentement. Les femmes en tout cas de notre génération et celles qui viennent, même s’il y a toujours des femmes qui sont prêtes à se revendiquer femme potomitan, il y a tout de même cette prise en compte que : ce n'est pas sain, ce n'est pas soutenable pour une seule personne d'assumer seule la charge d'un foyer. Demander de l'aide est tout à fait légitime et nécessaire.

S : Avoir des émotions et être vulnérable !

M : Exactement. Et les hommes revendiquent aussi leur place.

S : Tu trouves ? J’avoue ne pas avoir d'espoir pour la communauté masculine.

M : J’en ai beaucoup plus.

S : Oui et je pense que notre génération puisqu’on le voit avec les gens qui nous écoutent et qui nous suivent, d’ailleurs, merci à vous, dans les retours que l’on a, elle a envie d'articuler les choses. De dire les choses, de poser les traumatismes et de les rectifier. Je ne sais pas si nous sommes déjà dans la phase « rectifier » mais rien que de le dire de façon honnête.

M : C’est ça et rien que ça, ça fait du bien.

S : C’est beaucoup. C’est énorme que l’on soit là dans notre vingtaine à parler de matrifocalité, de parler de l'absence de l'homme noir et de l'incapacité de la femme noire à être nécessaire... Lorsque je dis femme noire, je ne parle pas que des femmes noires. Je parle des femmes racisées. Donc de parler de femme potomitan, de cette incapacité qu'on a à être nécessairement dans l'émotion, dans la vulnérabilité, à cause de notre passé et rien que ça, c'est énorme parce que ça permet d'en être consciente et ça permet de rectifier... Je pense qu'il y a beaucoup de choses qui devraient passer dans le conscient. Moi, c'est ça qui me fait peur. C'est un grand terme, mais j'ai l'impression qu’il y a tellement de choses qui sont inconscientes. Moi, dans ma lignée, tout est fait pour que je recrée la matrifocalité, tu vois ? Là je parlais juste de ma grand-mère mais théoriquement les cinq dernières générations il n’y a eu aucun homme. Ils sont tous morts, ils ont tous morts. Le père de ma grand-mère est mort quand elle avait 11 ans à la naissance de mon grand-oncle. Cinq générations là ?! Je suis totalement partie pour mettre un homme dehors de façon inconsciente. Avec l’âge, les choses vont se passer comme ça peut être et dans quelques années, dans quelques décennies je vais m’en rendre compte. Je n'ai fait que recréer. C’est pour ça que je pense qu'il faut faire un effort de passer de l'inconscient à l'inconscient. Ça demande beaucoup !

Tu dois analyser toutes tes réflexions. Tu dois analyser toutes les relations que tu as eues avec les hommes, relation amicale ou relation amoureuse. Tu dois requestionner toutes tes décisions. Tout en fait ! Il y a tellement de choses qui sont inconscientes. C'est pour ça que moi, j'avoue, j'attends de voir ma communauté masculine Antillaise. Je vous apprécie mais j'attends de vous de voir à l'œuvre parce qu’il y a tellement de choses qui sont inconscientes, même dans leur comportement. On parle de cinq cent ans de déchirure de l’homme et d’écrasement de l’homme noir.  Ça a un effet sur toi ! Que tu le veuilles ou non. À l'heure qu'il est, que tu aies mon âge, plus jeune, plus vieux, dans ta trentaine, dans ta quarantaine, tu as encore ces traumatismes. Il faut que tu les regardes en face. Il faut que tu les analyses, tu vois ? C’est pour ça que tu dois parler à tes potes d’autres choses que de mon cul ! Autre chose que cette virilité, que ce masque. Faites des cercles de discussions.

M : C’est super intéressant. C’est un sujet qui est très intéressant puisque ça nous permet de parler de masculinité toxique et comment les hommes antillais ont toujours eu cette réputation qu'ils le veuillent ou non. De toute façon, ça fait partie de l'image coloniale qu'on les européen·ne·s, les occidentaux sur les antillais. Ce sont des dragueurs et avec le zouk ils sont capables de...

S : De te faire un enfant sur la piste !

M : Ah oui ! Combien de fois on l’a entendu ? Dans quelle mesure ça place les hommes ? Dans quelle mesure ça les place dans le contexte familial ?

S : Ça les enferme en tant que géniteur.

M : Si vous pensez que la matrifocalité c’est cool parce que vous pensez à la femme potomitan, Que la femme potomitan est en charge « de », demandez-vous d’où vient la femme potomitan ?!  Dites-vous c’est la conséquence de quoi ?

S : D’où sort cet imaginaire ? 

M : Qu'est-ce que la femme potomitan ? Qu'est-ce qu'on en fait ? Pourquoi c'est nécessaire d'en parler ? Pourquoi c'est nécessaire d'y réfléchir ? Pourquoi c'est nécessaire de la déconstruire ?  Comme on l’a dit, la femme potomitan nous ne sommes pas contre cette force qui peut émaner de la femme potomitan après tout c'est une image incroyable, mais une image qui ne se réfère qu’au foyer dans lequel vous êtes.

S : Oui et c'est le revers de la médaille. Qu’est-ce que cette force ?

M : Exactement. Vous êtes seule dans un foyer où vous devriez être accompagnée. Ce n'est pas normal que vous deviez assumer tout et que vous n'avez aucune chance de dire ce que vous avez au fond du cœur.

S : C'est juste dans ta chambre le soir, peut-être que tu peux te permettre de baisser les épaules. Et de souffler.

M : Oui. La moyenne d’âge ici, c’est quoi ? Soixante-dix ans ?

S : Oui.

M : Soixante-dix ans ! Mettons cinquante ans où vous assumez le foyer seule. En disant foyer je ne parle pas que des foyers avec enfants. Vous assumez aussi vos parents.

S : Oui. Le foyer ça peut être cousins, cousines, mère, etc.

M : Exactement. Vous assumez d’autres personnes.

S : Vous êtes des êtres humains. Je veux dire que ce n’est pas...  Je me demande, et ça va être dur, est-ce que l’on ne se conçoit pas toujours comme des meubles ? On se retire notre « émotionnalité ».

M : Oui, les meubles n’ont pas d’émotions.

S : On a entendu des femmes dire : « Non, ce n’est pas grave » lorsqu’on leur dit qu’elles sont fatiguées. Les femmes qui sont dans le potomitan, les femmes qui veulent pousser tout ce qui est émotion. D’accord mais il n’y a que les meubles qui n’ont pas d’émotions, tu vois ? Est-ce que l’on n'a pas aussi intégré... Oui c’est violent mais ce sont des choses que l’on doit interroger. Les personnes qui sont contre le « selfcare ». Tu sais les personnes qui trouvent ça très superficiel et presque inutile de prendre du temps pour soi, de méditer, de respirer, etc. D’accord mais de façon biologique tu en as besoin. Tu as un cerveau. Tu as des émotions. Tu as des énergies. Et cetera. Tu te retires ça alors que tu es une personne racisée, n'est-ce pas ? Le fait que tu as intégré cette notion que tu es juste...

M : Un meuble.

S : Un bout de bois. Et un bout de bois de façon physique c’est-à-dire cette dureté, cette solidité, cette immobilité. Alors que je te promets que tu as des émotions ! C’est une interrogation à avoir. Je trouve ça super intéressant.

M : Oui. C’est dur parce que très souvent, on nous dit que l'esclavage c’est loin, que la colonisation c’est loin alors qu'espérer d'une société qui a été créée uniquement dans le but subvenir à des besoins extérieurs.

S : Même pas les nôtres. Puisse en un claquement de doigt effacer tout ce bagage traumatique. En une date, 1848.

M: En interrogant la matrifocalité, nous interrogeons la base même de notre société.  Qui sommes-nous ? Comment voulons-nous interagir les un·e·s avec les autres dans un foyer parce que le foyer est la base de tout.

S : C’est la société. Un foyer, plus un foyer ça fait une société hein.

M : Exactement. On ne peut pas continuer à espérer qu'être femme potomitan n'a pas de conséquence et ne renvoie à rien. La femme potomitan a des références. Elles sont sombres, obscures, difficiles à entendre et tu te bouches les oreilles. Ce n'est pas un système que tu as rapporté d'Afrique comme les gens aiment le dire, non ! Père, tu n'étais pas père, mère, tu n'étais qu'un statut.

S : Tu es libre ou esclave.

M : Et tu n'avais pas d'émotions.

S : Je trouve ça super intéressant parce que tu vois à quel point tout est connecté. On a fait tellement de liens. On aurait dit qu'on est parti à droite à gauche alors que non, tout est connecté.  Parler de la matrifocalité, c'est parler du foyer antillais. Parler du foyer antillais, c'est parler de nous. Et puis...Pour moi il n’y a rien de plus fondamental en ce qui concerne notre foyer que la matrifocalité. Et ce n’est pas pour dire que tous les foyers ressemblent au mien parce que comme on l’a dit, il y a la matrifocalité structurelle et fonctionnelle.

Je pense que c'est super intéressant. Moi je dirais que ce sont des conversations qu'il faudrait avoir avec nos mères. Ça peut être gênant mais poser ces questions-là. Demander à nos mères ce qu'elles pensent de potomitan. Je sais que la notion de matrifocalité n’est pas nécessairement connue. Apporter ce vocabulaire-là dans nos foyers, tu vois ? Ce n’est pas nécessairement un mot qu'elles connaissent mais s’assoir et discuter de la position de la femme dans nos foyers. Avec nos mères, nos tantes et qu’importe.

M : Et il y a aussi une question que l’on peut amener. Une question très simple : Qu’est-ce que tu veux ? Est-ce que tu veux quelque chose ? Elle te dira : « Prends d'abord. ». Ou « Comme tu veux ». Puis répétez lui la question en lui disant : « Non, toi, qu’est-ce que tu veux ? ». La plupart du temps elle bégaye.

S : Oui ou alors c’est toi qu’elle va servir en premier. Ou elle va prendre le plat où il y a le moins de nourritures. Ces petits trucs qui prouvent à quel point il y a tellement de choses qui sont ancrées dans nos mentalités, dans nos inconscients. Je pense que ne serait-ce que commencer cette discussion. S’il y des petites interrogations ou des choses que vous avez retenu de ces trois parties sur la femme potomitan ne pas hésiter à les partager de façon intergénérationnelle, avec vos mères, vos grands-mères, vos tantes. Les femmes qui sont au-dessus de vous en terme générationnel.

M : Encore une fois c'est une réflexion qui est très subjective, même si on dispose d’études et de documents, ça reste tout de même notre opinion. On ne peut pas avoir que notre opinion. Il est nécessaire de savoir ce que vous en pensez pour que le débat avance. En tout cas, le débat, il a commencé maintenant. Il faut qu’il continue. 

S : C’est nécessaire. Si on veut repenser nos sociétés, si on veut aller de l'avant. Et ce quoi qu'il en soit, en tant que guadeloupéen·ne et antillais·e.  Puis il y a quelque chose dans l’air. Il faut qu'on discute. On a cette facilité. Moi, ce que j’aime avec les antillais·e·s c'est qu'on peut juste discuter. On n'a pas totalement besoin d'Internet, tu vois ? Il y a encore des choses qui peuvent se passer « offline ». On peut juste s'asseoir et discuter en famille, entre ami·e·s, avec nos voisin·e·s. Tu vois ce que je veux dire ? Nous avons encore ça, il faut qu’on le chérisse pour commencer les discussions vraies et honnêtes pour qu'on puisse avancer et créer un nouveau lendemain.

 


[1] Stéphanie Mulot : La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole

[2] Code noir : Conçu pour donner un cadre juridique à l'exercice de l'esclavage dans les Antilles, le Code noir fait de l'esclave un être « meuble » susceptible d'être acquis par un maître au même titre qu'un bien. Il existe deux versions du Code noir. La première version a été élaborée par le ministre Jean-Baptiste Colbert (1616-1683) et promulgué par Louis XIV en 1685. La seconde version fut promulguée par Louis XV en 1724. Le texte qui suit est celui de 1685. (source Gallica)

[3] En bon père de famille est une expression juridique (désuet) qui signifie se comporter avec autant de prudence, sagesse et soucis pour les biens d’autrui que pour ses propres biens de père de famille. (Source La langue française)

[4] Stéphanie Mulot : ”Je suis la mère, je suis le père!” : l’énigme matrifocale. Relations familiales et rapports de sexe en Guadeloupe.

[5] Nous avions participé à une conférence menée par l’Union des femmes guadeloupéennes où certaines femmes expliquaient qu’elles avaient consciemment exclus du foyer le père de leurs enfants.

[6] Créole guadeloupéen, traduction :Mes aïeux, mes aïeux, mes aïeux, ça existe franchement !

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