Décoloniser les corps féminins

Décoloniser
  1. Donner l'indépendance à un pays jusque-là soumis au régime colonial.     
  2. Libérer quelqu'un, un groupe, une région, leur donner une certaine autonomie, leur faire quitter un état de subordination. 

    ©Larousse

 

Avant-propos : En compagnie Solène ma co-hôte pour cette saison, nous discutons de la place des corps féminins au sein des sociétés insulaires françaises. Une conversation qui interroge notre rapport à notre corps en tant que femmes guadeloupéennes.

 

Mélissa : Aujourd'hui, nous rentrons dans le vif du sujet : “décoloniser le corps féminin” qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi, pour qui et comment ? Nous essayerons de répondre à ces questions qui constituent l'enjeu de Fanm ka chayé kò.

Solène : Oui, parce que selon nous, nos corps n'ont jamais été décolonisés.

M : Parler de décolonisation, c'est interroger les mécanismes de transformation d'une société coloniale vers une société post-coloniale, c’est-à-dire interroger les mécanismes de transformation des colonies esclavagistes françaises en départements d’outre-mer.

S : C'est vrai que c'est inconfortable pour beaucoup de parler du passé esclavagiste et du passé colonial. C'est malaisant comme on dit de reconnaître que nous en portons encore les séquelles. Ça reste tout de même une réalité et c'est libérer la parole qui nous permettra d'avancer.

M : Tout à fait. C'est une réflexion qui interroge six siècles de dominations soit celle du colon à l’encontre di colonisé·e au travers de l'asservissement et du génocide des populations autochtones aux Antilles-Guyane ; de la traite négrière transatlantique et de la mise en esclavage de personnes africain·es ; de l’engagisme ; du recrutement des hommes venant des colonies et positionnés en première ligne sur  les fronts de la première et deuxième Guerre mondiale (par exemple : les Tirailleurs Sénégalais).

Il s’agit également d’une domination entre un·e métropolitain·e et un·e domitien·ne au travers de la départementalisation et de son assimilation ; de l'achat des femmes des îles pour le travail domestique en France métropolitaine [Au début et au milieu du 20e siècle, les femmes blanches bourgeoises qui séjournaient sur les îles pour les vacances avaient souvent à leur service des femmes racisées en tant que domestiques, cuisinières, blanchisseuses et etc. Les femmes blanches bourgeoises aimaient tellement le travail fait par ces femmes réputées comme travailleuses souriantes etc., qu’il arrivait qu’elles les recrutent directement pour travailler chez elles en France. Pour ce faire, les futures employeuses achetaient le billet de bateau des futures employées. Malheureusement, les femmes racisées devaient  se “racheter” auprès des femmes blanches bourgeoises en payant la dette constituée par le billet de bateau. Nous y reviendrons plus tard parce que c'est super intéressant. Et cela met bien en relations, les rapports de dominations entre les femmes d'un côté, françaises-françaises et des femmes des îles.] ; du Bumidom ; de la répression sanglante de manifestations ouvrières (par exemple : Le massacre de la Saint-Valentin ou encore Mai 1967) ; de l’empoisonnement des sols et des eaux par le chlordéconede la grève de 2009 contre la vie chère. La colonisation, est après tout : “Une violence exercée contre les corps, celui des hommes comme celui des femmes. Elle a généralement pour cortège l'asservissement où la déportation”. [1]

Mon corps de femme a été aliéné à cause d’une histoire bien particulière. Selon moi, la décolonisation de mon corps et par conséquent la décolonisation des corps des femmes s'effectue avec l'appui du féminisme décolonial. Le féminisme décolonial est un concept développé par Françoise Vergès, politologue et militante féministe décoloniale réunionnaise qui, dans son ouvrage éponyme, définit que, je cite : “Les féministes décoloniales étudient la manière dont le complexe racisme, sexisme et ethnicisme imprègnent toutes les relations de domination alors même que des régimes qui étaient associés à ce phénomène ont disparu” [2]. En d'autres termes, le féminisme décolonial s'intéresse aux femmes qui subissent des formes de dominations multiples et simultanées par le simple fait que celles-ci soient originaires de sociétés post-esclavagistes et postcoloniales. Nous nous rendons compte que ce que dit Françoise Vergès dans ses études, dans ses livres, ça nous concerne, c'est complètement nous.

S : Dans notre système et depuis le 16e 17e siècle, nous donc, femmes racisées et en particulier afro-descendantes, nous avons toujours eu un rôle de reproductrice ou d’objet sexuel/sexualisé.  Notre corps, a toujours servi à quelque chose et son rôle a toujours été déterminé par quelqu'un·e d'autre que nous. Alors pourquoi ? Pour peupler nos îles, parce que c'était moins cher de les faire accoucher que de faire acheminer de nouveaux Africains mis en esclavage. Pour des raisons financières également parce que le ventre de la femme était donc le capital et les femmes étaient choisies pour leur capacité à produire des esclaves, des hommes et des femmes en esclavage. Et pour assouvir les besoins sexuels des maîtres de la plantation [3]. Alors supposément après la deuxième abolition de l'esclavage, tout cela devrait être aboli et pourtant, si nous observons un tout petit peu et si nous analysons nos sociétés, force est de constater que tous ces codes n'ont pas été abolis du tout.

La colonisation, elle a des ramifications très profondes dans plusieurs domaines. Dans les domaines économiques, on peut encore dire que nous sommes sous tutelle depuis la départementalisation.  Le “blanc” comme construit social détient encore les richesses. Les décisions économiques qui nous concernent ne sont pas prises par nous, ne sont même pas prises sur le sur le sol de nos îles. La colonisation a aussi des ramifications sociales avec les préjugés, la hiérarchisation et l'échelle de race qui malheureusement existe toujours. Mais aussi dans les domaines psychologiques avec les syndromes post-traumatiques ou les transmissions de traumatisme de façon générationnelle, donc d'une génération à une autre et une estime de soi brisée [4]. La décolonisation de nos corps cela implique qu'on se le réapproprie, mais aussi qu'on questionne toutes nos croyances, toutes nos pensées. Pourquoi disons-nous ce que nous disons, pourquoi faisons-nous fait ce que nous faisons, d'où ça vient ? Tout cela est le but de la création de cette plateforme, amorcer le discours sur la décolonisation de nos corps.

M : Oui, car si on pense aux territoires qui ont été colonisés, la liste est plutôt longue. Le livre La France et ses esclaves de Frédéric Régent, historien guadeloupéen fait le décompte. Nous avons : « Gorée, Grenade Guadeloupe, Guyane, Île Bourbon, qui est la réunion Île de France qui est l'île Maurice, Louisiane, Marie-Galante, Martinique nouvelle France qui est le Canada, Saint-Barthélémy, Saint-Christophe, Sainte-Croix, Saint-Domingue, Saint-Louis du Sénégal, Sainte-Lucie, Saint-Martin, les Seychelles et Tobago. Frédéric Régent explique que “[…] le point commun de tous ces territoires est d'avoir connu un régime d'esclavage sous la domination coloniale française.”

S : Nous nous rendons compte qu’il s’agissait clairement de leur passe-temps favori. Puis cela occupe une grande partie de l'histoire, de notre histoire. Cette affaire de coloniser on ne sait combien de terres, de territoires et d'asservir des populations. Tout cela nous amène à poser deux questions distinctes. La première, elle est pour vous. Est-ce que vous êtes tel·le que vous êtes parce que c'est votre personnalité ? Ou est-ce que c'est parce que c'est le fruit d'un comportement qui vous a été attribué·e en fonction de votre couleur de peau, de votre genre et de votre classe sociale ? Oui, c'est une grosse introspection en elle-même. Et la deuxième question, qui est aussi une grosse introspection : nos corps nous ont-ils jamais appartenu ?

M : C'est une question très difficile et très complexe. Il est nécessaire d’interroger tous ces paramètres historiques, anthropologiques et sociologiques. La réponse n'est pas binaire. Il n’y a pas juste un camp bon, un camp mauvais. Il faut prendre en compte la complexité des rapports humains, des rapports humains et la...

S : La complexité de notre histoire. Et puis comment notre histoire et nos sociétés ont forgé nos rapports à nos corps et à nous-mêmes, c'est-à-dire de femmes à femmes ? Nous voulons interroger la société dans laquelle nous vivons parce que nous sommes encore “classé·es” et ça, ça date de l'esclavage ! Ce n’est pas quelque chose de moderne et d'ailleurs Michel Giraud nous le résume : '“La position d'infériorité ou de supériorité que chaque groupe occupe sur l'échelle de couleur trouve sa légitimation dans des jugements de valeur ou des stéréotypes qui attribuent de manière caricaturale des caractéristiques tant physiques que morales à l'ensemble des membres de ce groupe, sans tenir compte des différences individuelles : blancs, égal, beau et bien noir égal laid et mal” [6].

En en somme, c'est comme si la couleur de peau était une carte d'identité et un indicateur de position sociale.

Nous concernant les femmes racisées, nous avons été diabolisées. Nous avons été utilisées, nos corps ont été utilisés et j'ai presque envie de dire que nous avons subi un lavage de cerveau parce qu’à un certain niveau et/ou un certain moment de nos vies, nous avons intériorisé tout ça, toutes ces notions et tous ces préjugés. D'ailleurs, les hôtes de ce podcast Mélissa qui selon la classification caribéenne serait une métisse et Solène moi-même qui selon cette même classification serait une noire ou une négresse. Dans nos vies, nos expériences personnelles nous ont montré à quel point nos sociétés antillaises ont intériorisé tout ça, tous ces préjugés. Nous utilisons encore malheureusement les codes et le vocabulaire de la société esclavagiste, de façon consciente ou non d'ailleurs. Il y a donc cette nécessité d'articuler le tout, sans tabou, sans complexe, de façon à le déconstruire et à aller de l'avant ensemble. Et ce quel que soit l'île sur laquelle nous vivons hein ! C'est quand même difficile de renier l'aliénation culturelle. Bon, il y en a d'autres, mais dans ce cas on parle de l'aliénation culturelle de ces îles. Et nous l’avons vu dans nos enfances quoi !

M : Oui c'est bien ça. Même maintenant lorsque tu dis que je serais métisse, je serais métisse vis-à-vis d’un diktat particulier. Il faut prendre cela en compte. Je suis de toute évidence métisse mais je le suis vis-à-vis de quelque chose en particulier, vis-à-vis de règles édictées particulières et que je n'ai pas décidé. C'est pour cela qu’il est très important de dire que la relation que j'ai avec mon corps.

S : Que tu n'as pas décidé est une relation que j'ai par rapport à des codes mis en place par quelqu'un·e d'autre que moi-même.

M : Lorsque nous posons cette question, est-ce que nous sommes nous-mêmes parce que nous sommes des personnes uniques aux personnalités uniques et aux caractères uniques. Est-ce seulement vrai ? C’est pour cela qu'il était intéressant pour nous, que nous parlions un peu de nous à ce moment-là. Lorsque je fais une rétrospective, ou en tout cas je fais un petit retour en arrière et que je pense à toutes ces fois où l’on m'a critiqué sur mes cheveux parce qu'ils ne correspondaient pas à l'image qu'on avait du cheveu métissé : beau, bien bouclé, bien entretenu, etc., et que les miens, ils allaient un petit peu dans tous les sens parce que je ne savais pas quoi en faire. C’était toujours verbalisé de cette façon, je pouvais sentir quelque part la déception. Les gens étaient déçu·es. Illes étaient déçus de voir que mes cheveux étaient comme ça parce que parce que je gâchais quelque chose, mais qu'est-ce que je gâche vis-à-vis de quoi je gâche ? Est-ce que pour moi c’est gâcher ou c'est seulement pour les autres ?

C'est vrai que de mon rapport ça, ça a été d'abord la critique d'un élément de ma personne qui est en fait très emblématique de moi-même.

S : Oui, et puis moi de mon côté, c’était : « belle pour une femme noire ou pour une négresse », dépendant. C’était de me classer d'office comme agressive ou un monstre ou tout autre, comment dire, adjectif plutôt péjoratif et qui tendait vers le “sauvageon”. En fait, c'est comme si ma couleur de peau avait où est une identité en soi, une entité en elle-même.

Les gens parlent à ma couleur de peau et ne me parle pas à moi-même et ils adoptent des comportements en fonction de ma couleur de peau, hein, et pas en fonction de qui je suis moi.

Donc, moi aussi c'est tout ce travail, c'est toute cette réalisation que je me suis construit par rapport à ce que l’on me renvoyait et non à ce qui j’étais vraiment.  Toutes ces spécificités que nous connaissons sont passées sous silence par ce que Françoise Vergès appelle dans son ouvrage le féminisme civilisationnel c’est-à-dire le féminisme mainstream dont on entend parler le plus souvent, la femme blanche, elle, est faite universelle. Son expérience est le standard de toutes les expériences de femmes, tandis que la femme noire, elle, est oubliée, elle est l'autre. Alors que nous, dans nos sociétés, on est pluriel. En fait, ce n’est pas simplement noir et blanc, il n’y a pas cette binarité noir ou blanc. C'est un schéma qui peut-être s'applique à des pays comme les États-Unis ou encore la France, mais pas dans nos sociétés. Nous ne sommes pas simplement noir·es, nous sommes aussi antillais·es et caribéen·nes. À l'intérieur même de cela, il y a d'autres réalités à prendre en compte, comme on l'a dit, Mélissa qui est métisse, moi qui suis noire. Il y a également les chabines, les indiennes, etc. Et toutes ces spécificités ajoutent à ces systèmes de domination qu'on subit.

Alors oui, en effet si moi et Mélissa, mettons, nous allons aux États-Unis demain, nous serons noires. Nous serons des « Black women ». Alors oui, elle va être « Light Skin » et moi « Dark skin ». Mais il s’agit d’un autre sujet. Ici, dans nos sociétés insulaires, je dis beaucoup le mot société, c'est un peu plus complexe et la hiérarchie la hiérarchisation, pardon, elle s'est étendue avec les mix ethniques et les migrations notamment avec les engagé·e·s au fil du temps de notre société. C’est complexe.

M : Oui, et en plus, elle s'est complexifiée parce qu’il y a eu de nouvelles catégories qui sont apparues. Ces personnes constituent des catégories raciales comme toujours comme noir·e, métis·se, chabin·e et ce sont les indien·ne·s, les syrien·ne·s, les vietnamien·ne·s, les chinois·e·s et j'en passe. Illes constituent à elleux-mêmes leur propre catégorisation. Et cela se retrouve par exemple dans la littérature créole. Cette opposition constante entre les catégorisations raciales et je pense par exemple À la panse du Chacal un livre de Raphaël Confiant qui met bien en exergue cette confrontation qu'il peut y avoir entre coulis donc les indiens, indien hindou en plus, et les noirs. Je vais encore citer Françoise Vergès, en disant : “Cherche à introduire des voix dissonantes dans le récit du féminisme, car les femmes des Outre-mer, qu'elles soient esclaves, engagées ou colonisées, existent à peine dans les analyses féministes qui les traitent au mieux comme des témoins d'oppression diverses, mais jamais comme des personnes dont la parole singulière remettrait en cause un universalisme qui masque un particularisme.” [2].

S : Toi qui nous lis, toi femme caribéenne, femme de l'océan Pacifique, comment ça va, comment tu vas ? Comment tu vis la vie, est-ce que tu as des choses à dire ? Comment tu vois les choses, comment tu les interprètes ? Parce que quelque part, ça fait écho à ce que l’un des personnage de Max Diomar dans son livre Les Flâneries Guadeloupéennes dit : “La Guadeloupe, quant à elle, est passée en un peu de temps d'une terre d'esclavage à une colonie pour devenir un département français un peu spécial. À quel moment avons-nous maîtrise notre destin, où avons-nous puisé le ciment qui aurait été capable de nous rassembler ?” . Et j'adore cette citation, parce qu’on retrouve cette interrogation lorsque l’on parle avec nos aîné·e·s qui nous parlent d’oublier, ou de pardonner, que c'est dans le passé. Oui mais à quel moment de l'histoire nous avons pu nous s’asseoir avec nous-mêmes et se rendre compte de ce qui s'est passé ? À quel moment nous avons pu articuler nos expériences ?

C'est pour ça qu'on vous invite à participer à cette discussion. Fanm ka chayé kò c’est une plateforme par nous et pour nous parce que notre identité est spéciale et intersectionnelle. L’articulation de nos expériences et de nos réalités est nécessaire et passe par la conversation.

 

 

[1] Sophie Dulucq, Caroline Herbelin et Colette Zytnicki : La domination incarnée. Corps et colonisation (xixe-xxe siècles)

[2] En raison des accusations de plagiat à l’encontre de Françoise Vergès, je ne citerais plus ses ouvrages. Je vous invite à consulter la rubrique bibliothèque du site pour approfondir le féminisme décolonial.

[3] Victorien Lavou Zoungbo : Du nègre comme un Hercule doublé d’un Saint-Phallus : une humanité différée

[4] Dr. Joy Degruy : Post Traumatic Slave Syndrome

[5]Michel Giraud : Races, classes et colonialisme à la Martinique

 

Ressources supplémentaires :

  • Christiane Taubira : Le Code noir

  • Maryse Condé : Moi tituba  

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