Fanm Ka Chaye Ko Fanm Ka Chaye Ko

Manifeste

Pour la création du podcast féministe

Fanm ka chayé kò

Par Mélissa Marival

 
 

Introduction

 

Le 25 septembre 2012, l’affaire « Les putries de la Guadeloupe » a scandalisé toute l’île. La page éponyme Facebook a publié au cours de la soirée du mardi des photos à caractère érotique, pornographique et pédopornographique subtilisées à des femmes et notamment des mineures.    Les victimes ont pu observer impuissantes la diffusion de leurs photos intimes. À la suite de cette publication, elles ont été les cibles de cyber-harcèlement et de cyber-harcèlement à caractère sexuel par de nombreux internautes complaisant.es. Parmi ces victimes, une jeune femme, lycéenne, a osé assumer ses photos en publiant sur ladite page Facebook un court texte dénonçant l’acte de cyber-violence exécuté par le ou les responsables. Elle a été la victime la plus humiliée et harcelée par le ou les coupables. Affublée d’un surnom ridicule « la petite princesse de Facebook », le nombre de « j’aime » et de commentaires de la part des internautes moyennaient la publication de ses photos. Le ou les responsables ont exécuté ce chantage en partageant des informations personnelles sur cette jeune femme. Toutefois, et cela rapidement après qu’elle ait publié son court texte, la page Facebook a été fermée ou supprimée.

  Les médias ont par la suite relayé cet acte de cyber-violence. Malheureusement, les journaux télévisés et papiers ainsi que les radios d’informations ont interprété cet acte non pas comme de la violence sexuelle mais comme étant du fait de l’irresponsabilité des femmes et jeunes femmes. Les lycéennes visées par cette affaire ont été sermonnées par les médias face aux dangers d’internet. L’un des quotidiens locaux titrait Le scandale des photos sur Facebook enflamme la toile, dans lequel était publié « À cette période de la vie, nombreuses sont celles qui ne réalisent pas encore le danger. Face à cette immaturité quelle réaction ? ». [1] Cet extrait poursuit en affirmant que l’adolescence est la période de l’affirmation de soi et que le narcissisme développé au travers des photos en est la preuve. De nombreux médias ont jugé ces jeunes filles pour la réalisation de ces photos arguant soit de leur irresponsabilité, soit de leur naïveté, soit de leur désir précoce de vouloir être « femme ». Le ou les responsables, eux, n’ont pas été condamnés pour la diffusion non-consentie de photos intimes 2à caractère pédopornographique3 et pour incitation à la violence [2] à l’encontre des victimes. Les médias ont occulté toute réflexion sur l’affaire et l’apport que celle-ci aurait pu apporter sur le débat portant sur la condition des femmes en Guadeloupe.

*

Nous sommes le 5 juin 2019, soit presque sept ans plus tard. L’affaire a suscité de nombreuses réactions des autorités publiques, notamment dans le milieu scolaire. Des interventions pour comprendre les dangers d’internet ont été réalisées dans les écoles de l’île. Des politicien·nes ont rappelé l’importance de surveiller les activités de leur enfant sur internet. Les professeur.es ont été enjoint.es à sensibiliser les étudiant.es à l’usage et au mésusage d’internet. Des personnes ont publiquement dénoncé l’interprétation des médias sous l’angle de la mise en garde contre les dangers d’internet méconnaissant les enjeux féministes et légaux importants derrières ces actes criminels. Une partie de la population s’est mobilisée en soutient à ces femmes et jeunes femmes. Et pourtant. 

  Sept ans plus tard, l’engouement qu’a suscité l’affaire des « putries de la Guadeloupe » a été oubliée par le grand public. Elle a été classée aux archives du tribunal de grande instance de Pointe-à-pitre.  Sept ans plus tard, le ou les responsables de ces actes n’ont toujours pas été identifié.es et puni.es, empêchant les victimes d’accéder à une justice pleine et entière. Sept ans plus tard, les actes de cyber-violences demeurent grandement présents sur l’île, s’ajoutant à la liste des violences sexuelles que subissent les femmes guadeloupéennes.    Sept ans plus tard, les politiques de suppression des discriminations et des violences sexuelles à l’encontre des femmes n’aboutissent peu ou pas.  Sept ans plus tard, je pense encore à cette affaire. J’étais l’une de ces lycéennes, celle que le ou les coupables ont surnommé « la petite princesse de Facebook », j’ai été humiliée, insultée, rendue responsable de mon propre sort, j’avais 17 ans.    Sept ans plus tard, la reconstruction d’une identité continue. 

*

  Il y a quelques mois, j’ai réalisé que je ne pouvais plus attendre que l’on m’écoute pour m’exprimer, que ce que j’avais à dire était aussi important que n’importe quel autre sujet. J’ai une voix. Elle est puissante et elle résonne. Son écho doit atteindre les victimes mais également les agresseurs. Elle est la meilleure arme dont je puisse disposer pour manifester et militer pour l’amélioration de la condition des femmes en Guadeloupe. Mais qui suis-je ? 

 Je m’appelle Melissa Marival, je suis guadeloupéenne, je suis étudiante, je suis éreintée, je suis frustrée, je suis combative mais plus encore, je suis déterminée à changer le modèle de société misogyne et inégalitaire à l’égard des femmes. Pour moi, pour nous, pour celles qui suivent. 

 

Famn Doubout !

 

 
« Il s’agit de trouver de nouveaux espaces suffisamment sécures pour reconstruire un monde qui ait du sens mais ce ne sera pas le même qu’avant. »
— Véronique Cormon, Viol et métamorphoses, Le passage de la reviviscence à la remémoration, dans Victimologie et Criminologie, 2004, page 175
 

 

I. La remise en question de la condition des femmes en Guadeloupe

 

Au cours de ces dernières années, j’ai écrit de nombreux textes et nouvelles pour décrire ce que j’ai vécu au cours de l’affaire « les putries de la Guadeloupe ». Un exercice thérapeutique, tel que l’a décrit une amie. Je commence puis j’abandonne. Comment décrire une violence sexuelle qui n’a pas de matérialité mais dont les conséquences et effets sont bien réels ? 

  Dans le cas de photos érotiques, la responsabilité des agresseurs est relativisée voire pardonnée par l’opinion public du fait du comportement « pernicieux » et « vicieux » des femmes. Et la critique sera d’autant plus forte s’il s’agit de mineure. La réalisation de photos de nu est en effet, attribuée à un comportement dit « adulte » c’est-à-dire à des femmes majeures, en couple ou mariées, pour lesquelles il est possible d’excuser la déviance [5]. A contrario, ces femmes mineures, censément vierges de toute expérience sexuelle, ne disposent d’aucune circonstance atténuante. Ainsi, ces jeunes femmes se mettent sciemment en danger en effectuant lesdites photos. Leur vol ou leur utilisation frauduleuse n’est alors que la conséquence logique d’un tel comportement. Elles ne peuvent dès lors plus être de simples victimes, elles deviennent responsables de leur propre agression. 

  Dans les faits, le scandale « Les putries de la Guadeloupe » a suscité de nombreux commentaires de la part des internautes. Ils ont jugé le comportement des jeunes femmes comme étant accablant et néfaste, ne présageant rien d’autre que la diffusion non-consentie de leur photo.  « Qu’elle idée de faire ces photos ! », « Qui lui a dit de faire ces cochonneries-là aussi », « Elles veulent faire les femmes sans comprendre que ce sont des choses dangereuses », « Des filles malpropres, ça leur apprendra », etc. 

  L’absence de physicalité remet en question la nature même de l’agression sexuelle. Le schéma dit classique d’une violence sexuelle suppose une personne A s’en prenant physiquement et violemment à une personne B dans le but d’en abuser sexuellement. Or, dans le cas d’une cyberviolence sexuelle, surtout dans la publication frauduleuse de photo intime, l’absence de violence physique diminue la culpabilité des agresseurs et renforce celle des victimes. Pourtant la cyber-violence est devenue une nouvelle norme de la violence faite à l’égard des femmes. Anonyme devient votre agresseur, intouchable et inidentifiable. Les politiques pénales méconnaissent ou minimisent l’impact de la cyber-violence. Alors que les conséquences en sont tout aussi néfastes. Le soir de la diffusion de mes photos intimes, je suis restée tétanisée devant ma propre nudité. Non pas parce que je comprenais finalement la bêtise de mon acte mais bien parce que j’ai vécu cette soirée-là comme un agression sexuelle. Il ne s’agissait pas pour moi d’un vol de photos intimes mais d’un vol de mon intimité. Et soumettre mon agression sexuelle à un pré-jugement de la part de l’opinion public est tout aussi violent que l’acte lui-même. 

  J’ai subi une agression sexuelle, lente, humiliante qui s’est opérée devant de nombreux internautes dont certains ont eu un rôle actif et déterminant dans le déroulement de mon agression. Ma messagerie a été saturée de menaces de viol et de harcèlement de la part de nombreux internautes « fan » de la page « Les putries de la Guadeloupe ». Des milliers de regard ont posé leur yeux sur mon corps nu, et ce sans mon consentement. Je suis restée seule dans ma chambre à lutter contre une violation de mon intégrité corporelle et mentale tout en faisant face aux attaques des personnes qui me jugeaient responsable de de mon propre sort.   Au vu de ce que je décris, comment porter le blâme sur moi ? Je relate les faits d’une scène de violence qui ne laisse pas de doute quant à sa nature. Il s’agissait d’une agression sexuelle. J’ai réussi à me défendre cette soirée-là. J’ai assumé un comportement jugé pernicieux et vicieux, j’ai condamné les crimes des agresseurs et je me suis faite justice seule. Pourtant, le blâme a bien été porté sur moi. Pourquoi ?

 Nous excusons encore le comportement d’individus violents à l’égard des femmes, banalisant de fait le harcèlement de rue, les agressions sexuelles et physiques ainsi que le viol. Nous connaissons tous une femme qui a vécu ou qui continue de vivre une situation de violence physique ou sexuelle sans que nous n’ayons agi ou n’agissons. Il s’agit de notre voisine qui se fait battre par son mari que l’on excusera par l’attitude hautaine de ladite voisine. Il s’agit de notre tante qui souffrira de la responsabilité de s’occuper seule de la vie familiale que l’on félicitera d’être une « potomitan ». Il s’agit de notre mère qui proteste dans la chambre conjugale où l’on dira que c’est normal si son mari a « des besoins ». Il s’agit de notre sœur violée que l’on jugera fautive car trop « ochan ». Il s’agit de notre fille qui a peur de marcher seule que l’on rassurera en lui donnant comme chaperon son frère. Il s’agit de notre grand-mère dont la parole lui a été reniée, qui regarde des scènes de violences qu’elle a toujours connues et contre lesquelles elle n’a jamais pu se défendre.  Ce sont des générations de femmes qui se sont succédé en étant persuadées de leur tort. 

  Il est inconcevable que nous remettions en cause le statut de victimes des femmes abusées. Nous devons trouver un espace sécurisé et réconfortant dans lequel nous puissions discuter. Nous devons trouver un espace vivant et dynamique dans lequel nous puissions discuter des féminités guadeloupéennes. Nous devons trouver un espace engagé et militant dans lequel nous puissions discuter des batailles à mener pour faire de l’égalité de droit une égalité de fait. Nous devons trouver un espace réfléchi et déterminé dans lequel nous puissions discuter des enjeux sociologiques propres à la Guadeloupe. En sororité. 

 

 
« Le white solipsisme décrit la façon dont le féminisme à tendance à se replier implicitement sur une compréhension de la domination qui prend la situation des femmes blanches pour la situation de toutes les femmes pour la modalité universelle de la domination de genre. »
— Elsa Dorlin, De l’usage épistémologique et politique des catégories de sexe et de race dans les études sur le genre, Dans Cahiers du genre, 2005/3 n°39, page 88
 

 

II. Une sororité guadeloupéenne

 

La sororité est définie comme étant une attitude de solidarité entre femmes [6]. Nous faisons souvent l’expérience de cette solidarité dans les cercles familiaux ou amicaux, de mère en fille, d’amie en amie, nous nous soutenons. La sororité est alors primordiale pour sortir de l’état précaire dans lequel les femmes sont recluses. La solidarité est une force dynamique qui mobilise les corps féminins contre les diverses dominations et oppressions qu’ils subissent.     Or, nous ne faisons que très rarement l’expérience de cette solidarité avec des individus qui ne nous ressemblent pas. Soit par différence économique, sociale ou raciale, nous pouvons nous heurter à des multitudes de sororités sans que celles-ci ne nous apparaissent comme inclusives. La sororité en Guadeloupe est multiple et se différencie spécifiquement par catégories raciales. Cette fragmentation empêche toute mobilisation des corps féminins en Guadeloupe. Il est nécessaire d’établir une sororité à l’image de toutes les guadeloupéennes. 

  L’appel à une sororité guadeloupéenne entend inclure toutes les femmes guadeloupéennes et non pas une seule représentation stéréotypée de « la femme guadeloupéenne ». J’évoque ici, l’image coloniale, le cliché de la guadeloupéenne souriante, le mythe de la doudou : elle a un corps pulpeux, un visage qui appelle à la luxure, elle est chaleureuse et amicale, elle est sanguine et ses accès de colère sont redoutables mais avant toute chose elle est noire.

  L’imaginaire français contemporain a hérité de ces clichés par l’esclavagisme et le colonialisme établis dans les anciennes colonies françaises des Antilles/Guyane. Cette représentation perçoit les guadeloupéen·nes comme seul.es descendant.es direct.es des esclaves, importé.es par la traite négrière transatlantique et qui se sont déclaré.es par la suite indigènes de ces anciennes colonies. La population des anciennes colonies repose sur l’extermination des peuples natifs des îles et sur l’importation des esclaves noir.es. Ces dernier·ières demeurent pris.es au piège entre une identité africaine lointaine et non-ciblée et une identité française autoritaire et vague. De sorte que « la femme guadeloupéenne » ne correspond pas à la définition dite européenne de la féminité. Elle devient cette autre, exilée à des milliers de kilomètres de la France. Ainsi est posée une dualité entre femme noire guadeloupéenne et femme blanche française. La dernière ne reconnaissant pas les dominations et les violences subies par la première comme étant réelles et légitimes. 

  Dans un discours d’unité patriotique et démocratique, la femme noire guadeloupéenne se confond avec la femme blanche française, jusqu’à disparaître des intérêts de la nation. Ses revendications sont minimisées ou encore ignorées car elles se heurtent à celles des femmes « métropolitaines », considérées comme étant la norme. Cette dichotomie noire et blanche homogénéise le terme de guadeloupéenne en rejetant la complexité raciale qui en émane. La guadeloupéenne n’est pas que la descendante d’esclave, elle est avant tout le résultat d’une construction identitaire contemporaine, conséquence certes de la violence de l’esclavage mais également des migrations de populations ethniques différentes et récentes : indiens, africains, syriens, libyens, chinois, etc. La société guadeloupéenne est un melting pot. Toutefois, la violence du colonialisme a été telle, que nous continuons de percevoir les individus au travers de leur catégorie raciale. Il nous faut dépasser ces catégorisations pour entrevoir la définition des guadeloupéennes.  

  Être gaudeloupéen·ne signifie l’attachement que nous dévouons à la terre, aux ancêtres, aux traditions que nous célébrons en partageant une culture commune, fruit de la révolte silencieuse contre l’hégémonie française. La créolité. Il s’agit selon Raphaël Confiant [7] d’« une réalité anthropologique et historique. Une réalité de trois siècles et demi de brassages et de « partages des ancêtres (Jean Bernabé). ».  Au cours de l’histoire de la Guadeloupe, nous avons construit une identité complexe mais une identité propre. Nous devons poursuivre cette unification au travers d’une sororité guadeloupéenne. 

  En d’autres termes, la sororité ne doit pas être l’espace d’un seul pan de la communauté, elle doit être l’espace de toutes les féminités guadeloupéennes, c’est-à-dire répondre d’une intersectionnalité propre à la Guadeloupe : noire, indienne, chabine, blanche créole, syrienne, libyenne, métisse… L’expérience de la domination est différente selon chaque catégorie raciale cependant cette expérience converge vers un seul et même facteur, celui d’être guadeloupéenne. Nous ne pourrons pas nous défendre contre le sexisme ordinaire et les violences sexuelles tant que nous continuerons de percevoir la catégorisation raciale comme une division raciale. Il n’existe pas de référent universel racial et socio-économique mais des référents spécifiques raciaux et socio-économiques que nous devons intégrer dans un discours uni.  

  La mise en place d’une sororité guadeloupéenne doit nous permettre de mieux comprendre les enjeux sociologiques et historiques que représentent les différentes dominations et oppressions dont nous sommes victimes. Cela afin de mieux les combattre.

 

 
«  L’esclavage pèse encore à cause du silence qui l’entoure. »
— François Vergès, l’Outremer une survivance de l’utopie coloniale, dans La fracture coloniale, 2005, page 73
 

 

III. L’approche socio-historique

 

Expérimentée une situation de violence tant physique que sexuelle est un rite de passage, nous transformant de petite-fille asexuée à femme sexuée. Hyper-sexualisation des fillettes, harcèlement sexuelle à l’école ou encore harcèlement de rue sont les premières violences auxquelles les femmes sont confrontées. Dans mon entourage proche, je ne connais personne qui n’ait pas été victime de violences physiques ou/et sexuelles en Guadeloupe. Or, j’ai également expérimenté en France ou encore en Allemagne des situations de violences sexuelles. Alors pourquoi est-ce que je considère les violences physiques et sexuelles subies en Guadeloupe comme spécifiques à l’île ? Cette interrogation rejoint plusieurs points évoqués précédemment dans mon manifeste. La banalisation des violences sexuelles par l’opinion public, la particularité de ces violences en fonction de la catégorie raciale et l’absence dans les débats nationaux des dominations et oppressions vécues par les guadeloupéennes. 

   L’invisibilisation et la banalisation est ce qu’il y a de plus tragique, selon moi. Il m’était quasiment impossible de pouvoir évoquer ce que je subissais sans que personne ne remette en question le ou les facteurs de création de cette violence. Il s’agissait de douter de mes capacités à comprendre ce que la personne que je désignais comme étant mon harceleur ait pu me dire ou ait pu faire. Il s’agissait également de douter de mon propre comportement, qui aurait pu pousser mon harceleur à agir comme il l’a fait. Il s’agissait encore de douter du mot harcèlement pour le transfigurer en termes de compliment mal interprété. Et ce scepticisme est appliqué pour toutes les différentes formes de violences physiques ou/et sexuelles qu’une femme peut expérimenter. Ce qui rend cette situation des victimes d’autant plus troublante et particulière c’est que ces violences sont visibles et ostensibles. Elles sont de notoriétés publiques. Elles sont si manifestes qu’elles deviennent décor de notre quotidien. De sorte qu’au même titre que la couleur du ciel, nous ne remettons jamais en cause ces violences. 

 Le cas « des putries des Guadeloupe » sur lequel repose toute ma réflexion n’est pas anodin. Certes son choix repose sur le fait que j’en ai été victime mais surtout cette affaire représente toute la complexité et le paradoxe qui existe en Guadeloupe autour de la sexualité féminine. Cette affaire a fait polémique en Guadeloupe et en Martinique et a été partiellement relayée en Guyane et à la Réunion. Or, en France métropolitaine cela n’a pas été le cas. Comment expliquer que les anciennes colonies, esclavagistes de surcroît, aient traité du sujet sans que la France n’en témoigne un quelconque intérêt ? Comment expliquer que les femmes vivant dans les départements d’outre-mer soient plus exposées aux violences physiques, morales et sexuelles que dans l’hexagone ? Comment expliquer que les femmes ne soient pas protégées suffisamment contre ces violences ?

  Dans son avis et rapport, Combattre les violences faites aux femmes dans les Outre-mer, le CESE détermine que : « Les violences s’inscrivent dans ce continuum de relations inégalitaires entre les filles et les garçons, nées d’un rapport social de domination. » Il établit également  « La longue histoire de la colonisation française et de la décolonisation avec la pratique de l’esclavage et du bagne, a contribué à façonner les histoires plurielles des Outre-mer marquées par la violence (…) L’insularité et la faible superficie de certains territoires peuvent entraver la libération de la parole des victimes et rendre inopérant l’éloignement de la personne violente ». De plus le contexte socio-économique étant significativement plus pauvre dans les Outre-mer qu’en France, il cloisonne les individus dans une précarité dont les femme sont les premières victimes. Au vu de mes observations et des études parues sur le sujet, l’un des premiers éléments de réponse à mon interrogation est le critère historique. La traite négrière et le colonialisme ont instauré une société dans laquelle votre race détermine votre rang social, économique et juridique. Cette hiérarchisation a emprisonné les individus dans un système d’identification raciale stricte où tout écart était une rébellion à l’encontre de la société coloniale. La fin de l’esclavage en Guadeloupe le 27 mai 1848 et sa transformation en département français en 1946 aurait dû amener un processus de destruction des catégories raciales et permettre la construction d’une société guadeloupéenne égalitaire entre ces citoyens. Or cela n’a pas été le cas. La Guadeloupe, au même titre que les autres anciennes colonies, a été ignorée par les autorités publiques et délaissée au rang de territoire tiers, cette situation reniant de fait le droit à ses citoyens de construire une société nouvelle.   

  L’histoire de la Guadeloupe est d’une telle violence qu’elle imprègne la société actuelle de son traumatisme. Christiane Taubira dans son ouvrage Codes noirs, de l’esclavage à l’abolition [8], décrit la violence intergénérationnelle que subissent les peuples des anciennes colonies : « Les peuples de l’outre-mer français savent que les séquelles de la violence d’État, de l’oppression, de l’humiliation restent longtemps nichées dans l’inconscient qui transporte l’émotivité du corps et les écorchures de l’esprit. Le corps garde ainsi ses habitudes primordiales. Cette propension à trouver le sommeil couché sur le flanc droit, comme dans la cale du négrier. Ce goût, prégnant dans toutes les diasporas noires, pour la morue séchée et desséchée, pour les salaisons et les extrémités museau, queue et pieds de porc, seuls morceaux de viande réservés aux esclaves. L’esprit continue de receler des frayeurs et des aversions immémoriales. ». Dans une société coloniale et esclavagiste où les femmes noires étaient la propriété absolue des maîtres – viol, agressions, marchandisation du ventre des femmes [9],  terreur – où les femmes blanches créoles étaient la propriété relative des maîtres, où, encore, les femmes indiennes étaient perçues par la suite comme du bétail bon marché pour les plantations et des femmes faciles [10]. Comment rompre avec un passé qui a détruit les femmes guadeloupéennes ?  

  Considérées comme un corps sexué et dénué de dignité dans les temps coloniaux, cela a-t-il véritablement changé à l’heure actuelle ?  Nous continuons de subir des injonctions coloniales qui ont rendu le corps des femmes guadeloupéennes – et des femmes des anciennes colonies plus généralement – objet. La survivance de la matrifocalité [11] ou l’hyper sexualisation des femmes racisées et à l’inverse l’hypo sexualisation des femmes blanches en sont des exemples frappants. Les femmes n’ont jamais possédé leur corps et encore moins leur sexualité. Abusées, par les hommes blancs, elles ont été le fantasme de reconquête des hommes racisés, émasculés par la domination des hommes blancs. Phallus pour les deuxièmes, pénis pour les premiers, les rapports de pouvoirs ont immobilisés le corps des femmes. [12] 

  Le colonialisme et l’esclavagisme ont configuré la société guadeloupéenne. Ce qui nous amène à notre deuxième élément, le critère social. Notre société est composée de microsociétés – les familles – dans lesquelles tous les individus participent à l’élaboration d’une réputation et d’une respectabilité qui aura pour effet de garantir la légitimité de la microsociété dans le corps social. Cette notion de respectabilité «est présentée par Wilson comme un ensemble de valeurs et de normes héritées de l’organisation coloniale, qui se retrouve particulièrement dans les comportements des femmes, et qui a pour effet de distinguer les individus selon un ordre et une hiérarchie fondée justement sur leur capacité à reproduire ou non les valeurs de la société coloniale. La moralité, la religion, l’éducation sont a priori les piliers de cette respectabilité. Elle qualifie les classes moyennes et supérieures qui ont à cœur de se distinguer des plus populaires. ». [13] La respectabilité permettait, au sein de la hiérarchisation établie par la société coloniale, aux individus de se séparer des esclaves, les sans-droits et sans-morales. La protection de la respectabilité de la famille est primordiale. Les femmes considérées comme un élément perturbateur, du fait de l’attention portée sur leur corps, seront contrôlées par le cercle familial afin de préserver la respectabilité de la famille. Ce contrôle entraine de fait l’invisibilisation et la banalisation des violences à l’égard des femmes car pour éviter de porter l’attention sur la famille, celle-ci ne protestera pas devant des scènes de violences physiques ou sexuelles de peur de mettre en péril la respectabilité. De sorte que toute attention non demandée par la famille susciterait des questions de la part de la société : Pourquoi cette femme s’est fait agresser ? Nous revenons à la situation troublante et particulière des victimes. La banalisation des violences à l’égard des femmes tend à disculper tout doute sur la réputation de la famille. 

  Nous adoptons ainsi un comportement qui relève d’une part de notre catégorie raciale et d’autre part relève de notre catégorie socio-économique. L’affaire « Les putries de la Guadeloupe » a mis en péril la réputation de plusieurs familles. Une adolescente a été exilée en France pour faire oublier la honte qu’elle a causé à sa famille. Dans mon cas, la respectabilité n’a pas été atteinte. Je disposais d’une « bonne réputation » dans mon cercle familiale, amicale et étudiant qui a été renforcée par le fait d’avoir assumé la réalisation de mes photos intimes. J’ai eu le « privilège » d’être soutenue par mes proches mais également par mon lycée. Les « Je ne la voyais pas comme ça » ont rapidement changé pour « La pauvre, ce n’est pas de sa faute » me permettant de garder une vie sociale. Il existe d’autres exemples où les familles abandonnent les jeunes femmes dites à risques : les adolescentes enceintes ou encore les femmes qui exposent « trop » leur sexualité. Le regard social devient dès lors plus important que les femmes elles-mêmes.  Notre sexualité appartient tout d’abord à votre famille puis elle la cèdera à la future personne nous prenant en « charge », c’est-à-dire votre conjoint ou mari.  Près de 20 ans après la thèse de Stéphanie Mulot sur « l’énigme matrifocal » mettant en avant le contrôle opéré par le regard social sur les femmes guadeloupéennes, la situation n’a pas évoluée.    

   La société guadeloupéenne demeure aux prises avec le colonialisme. Femmes et hommes interagissent entre eux avec violence et frustration. Décolonisons ces rapports. 

 

La société guadeloupéenne demeure aux prises avec le colonialisme. Femmes et hommes interagissent entre eux avec violence et frustration. Décolonisons ces rapports.

 

 
« Il est des batailles que l’on ne livre jamais trop tôt et qu’il ne faut surtout pas livrer trop tard. Il est des causes entrelacées dans le temps et dans l’espace. Ainsi en est-il du combat pour la liberté. »
— Christiane Taubira, Codes noirs de l'esclavage aux abolitions, 2006, page 44 ter la source
 

IV. L’activisme

 

Le tabou qui entoure la sexualité féminine est tel qu’avant même de pouvoir nous défendre, nos mains, nos pieds sont ligotés et notre bouche bâillonnée. Nous devons nous satisfaire de la situation tout en continuant d’exulter et d’exacerber notre sexualité. Entre complexe et invisibilisation, existe tout un jeu de séduction dont nous devons connaître les règles pour ne pas perdre notre réputation lorsque nous mettrons en action notre sexualité.  Nous endurons toutes le fait d’être femme. Alors nous banalisons, nous oublions, nous nous cachons mais la honte est toujours là. Cela doit changer. 

 A cette fin, le podcast « Fanm doubout » entend militer activement pour la liberté des femmes guadeloupéennes mais également caribéennes, de jouir de leur corps. Un podcast engagé pour combattre les préjugés et la désinformation liés à la sexualité féminine, pour la comprendre, la découvrir et enfin la vivre. Chaque épisode du podcast traitera d’une thématique particulière dont les recherches approfondies répondront à des questions de santé et de questions juridiques tout en les liant aux enjeux sociologiques qu’ils représentent. Pour saisir le paradoxe sexuel établit en Guadeloupe, il est nécessaire d’effectuer une rétrospective historique pour comprendre comment et pourquoi notre sexualité est telle : la mère « potomitan », le mythe du Saint-Phallus, l’importance de la réputation, etc. Le processus de création du podcast, outre le manifeste, met en place un questionnaire en vue d’établir une base de données suffisante et variée pour cibler les premières thématiques. Par la suite et à raison d’une ou à deux fois par mois, sera diffusé un épisode d’une trentaine de minutes dans lequel sera traité un point thématique précis. A titre d’exemple : Le mutisme des familles à l’égard de l’éducation sexuelle, le harcèlement de rue représenté par l’interpellation « chabine » et encore les masculinités toxiques.  L’objectif du podcast est avant tout de débattre des thématiques et remettre en question notre société. « Dans décolonisation, il y a donc exigence d’une remise en question intégrale de la situation coloniale. » [13]. Il est primordial que toutes les femmes puissent s’exprimer à la suite de la diffusion du podcast, critique positive ou négative, commentaire ou désapprobation, la parole doit être libérée. Les femmes doivent décoloniser leur sexualité et non espérer qu’une tierce personne ne le fasse. 

  Le podcast a pour unique vocation d’être un espace représentatif de toutes les femmes guadeloupéennes et par rayonnement les femmes caribéennes.

 

  La création d’un podcast guadeloupéen, féministe et intersectionnel doit être la scène d’une nouvelle ère pour les femmes guadeloupéennes. La lutte contre les violences physiques sexuelles doit libérer toutes les guadeloupéennes des injonctions coloniales et remettre en question la position des hommes guadeloupéens dans la société, pour que nous puissions vivre une société pensée pour nous. 

 

  Ensemble, luttons. 

 

 

Références :

[1] Guadeloupe 1ère, Le scandale des photos sur Facebook enflamme la toile, 27 septembre 2012

[2] Article 226-2-1 du Code pénal

[3] Article 227-23 du Code pénal

[4] Article 24 de la loi du 29 juillet 1981 sur la liberté de la presse (modifié par la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 – art 5)

[5] Il est toutefois nécessaire de nuancer mon propos. Le manifeste s’inscrit dans un contexte Guadeloupéen reprenant des situations de violences à l’égard des femmes expérimentées par des guadeloupéennes. Cependant, il est indéniable que les femmes, et cela sans distinction de leur âge, de leur ethnie, de leur race, de leur statut marital et socio-économique sont victimes de « shaming » par la société dans laquelle elles vivent. Il s’agit d’une violence mondiale.

[6] Source : Dictionnaire Larousse

[7] Raphaël Confiant, La créolité contre l’enfermement identitaire, Dans Associations Multitudes,2005/3 n°22, page 185

[8] Christiane Taubira, Codes Noirs, 2006, page 35

[9] François Vergès, Le ventre des femmes, 2017

[10] Raphaël Confiant, La panse du chacal, 2005

[11] Stéphanie Mulot, La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole, dans L’homme, 2013

[12] « Cette distinction entre le colon caractérisé par son pouvoir, son phallus, pour utiliser un terme de la psychologie, et le nègre esclave réduit à la puissance de son corps et de son sexe, son pénis, dépossédé de toute existence en tant que sujet » Stéphanie Mulot, le Mythe du viol fondateur aux Antilles françaises.

[13] Stéphanie Mulot, Redevenir un homme dans un contexte post-esclavagiste et matrifocal, dans Autrepart, 2009/1, page 119

[14] Frantz Fanon, Les damnés de la terre

Lire la suite
Fanm Ka Chaye Ko Fanm Ka Chaye Ko

Les esprits, allégories de nos traumatismes

Par Mélissa Marival

 
« Alors, elles remercient Dieu ou Diable de leur avoir donné le conte pour attendrir les heures.  »
— Gisèle Pineau, Mes quatre femmes, page 11
 

Les esprits ? On dit qu’un sorcier, en colère contre les esclavagistes, aurait relâché plusieurs créatures de l’enfer pour les punir mais que la deveine du nègre est si forte que ce fut eux, qui furent hantés. Je me rappelle de ma première rencontre avec un esprit. Je devais avoir cinq ou six ans. Un cauchemar m’avait réveillé et je m’étais réfugiée, comme à mon habitude, dans la chambre de mes frères. Ce soir-là, à peine m’étais-je glissée dans le lit de mon grand-frère, la porte de leur chambre s’ouvre. Je me souviens de l’angoisse puis de la peur que j’ai pu ressentir lorsque j’ai vu ces deux yeux bleu brillant, flottant dans l’air, nous fixer. Je me souviens également de la voix tremblante de mon grand-frère lorsque me dit :

« Cache-toi sous les draps et ne fait pas de bruit. »

J’ai attendu ce qui me parait être un temps interminable. Le lendemain matin, je me suis réveillée encore cachée sous les draps et mon grand-frère n’était plus dans le lit. J’y pense encore, à cette nuit comme à toutes les autres où j’ai pu vivre des expériences avec les êtres de l’au-delà. Après tout, la culture guadeloupéenne est une plateforme vivante pour ces esprits. Nous les contons, racontons leur histoire : soucougnan, Diablesse, Volant, Homme-chien, Manman Dlo, Succube et j’en passe. Les esprits font partis intégrants de ce que nous pouvons désigner comme notre folklore. Nous sommes nés avec eux, grandis avec eux et mourront avec eux. Notre famille se fera conteur de notre vie et nous deviendrons à notre tour esprit.  Mon père m’a expliqué que dans notre monde, il y a des individus capables de voir et de communiquer avec ces esprits. Ce sont les kwafè. De génération en génération, ils se transmettent ce don. Mon arrière-grand-mère était une kwafè, mon père est un kwafè, je suis une kwafè.

Ou du moins, c’est ce que j’ai espéré.

Un sorcier et ses créatures. Je pense très souvent à cette histoire. La culture guadeloupéenne est une plateforme vivante où une histoire ne demeurent jamais la même suivant le conteur. Cependant, ce qui reste est le message : des esprits vengeurs revenus sur la terre des vivants pour châtier ceux qui les ont autrefois fait souffrir. Mais qui sont ces personnes à châtier ? Après tout, et là, je me réfère à ce que nous avons pu entendre toute notre vie de la part de la société française, les maîtres de la Guadeloupe sont morts, les esclavagistes ont changé de « métier » avec l’abolition de l’esclavage et les Guadeloupéens sont devenus des êtres humains à part entière. Alors qui sont ces personnes à châtier ?

Que savons-nous des esprits ? Oui, ce sont des esprits vengeurs mais qui « sont-ils ? ». Mon père m’a raconté que le soucougnan était autrefois un esclave, mort, fouetté contre les épines mortelles de l’arbre fromager, que de colère il se défait de sa peau au bas de cet arbre maudit et se transforme en boule de feu, s’attaquant aux Hommes. Un soir, alors que mon père rentrait à la maison, un soucougnan traversait la nuit noire. Il est resté immobile, silencieux pour ne pas attirer l’attention sur lui, pour ne pas se faire attaquer, pour ne pas sentir son sang s’enfuir de ses veines lorsque le soucougnan lui sucerait la vie de son corps.

 
« Les gens s’imaginent qu’un soucougnan a des allures de monstre. Ils croient à des ailes noires de chauve-souris. Ils croient à des griffes. Ils croient à des dents de vampire. Ils croient pour se faire peur.  »
— Ernest Pépin, Toxic Island, page 85
 

Le soucougnan est l’un des esprits du monde magico-religieux de la Guadeloupe, le plus connu. Ils hantent nos nuits, nous obligent à observer le ciel, à nous cacher lorsque nous confondons une étoile filante à l’un de ces êtres.  Les Guadeloupéens craignent le soucougnan, les hommes craignent la diablesse et les femmes craignent le succube, l’homme-au-bâton. Le succube, le fameux « Homme-au-bâton ». Mon père ne m’a jamais rien dis sur celui-ci, peut-être parce que cet esprit appartiendrait à l’univers exclusif des femmes. Après tout, le succube abuse et viole les femmes la nuit et que ces dernières pour s’en défendre ne peuvent que porter une culotte noire à l’envers. Je crois que c’est esprit-là qui a commencé à susciter chez moi de nombreuses interrogations. En lisant et relisant plusieurs livres qui décrivaient le monde magico-religieux guadeloupéen et antillais, quelque chose a fait « tilt ! ».  Chaque esprit est un esprit vengeur, rancunier et furieux. Et comme je l’ai dit précédemment « Les Guadeloupéens craignent le soucougnan, les hommes craignent la diablesse et les femmes craignent le succube, l’homme-au-bâton. », chaque esprit a des traits spécifiques : mode opératoire et choix des victimes. Lentement, une question a surgi :

« Ces esprits ne représenteraient-ils pas nos souffrances, les violences que nous avons vécues et des non-dits ? »

 Autrement dit, ne seraient-ils des allégories de nos traumatismes ? Pour répondre à cette interrogation, je dois en poser une autre. Qu’est-ce qu’un traumatisme ? « Un traumatisme correspond à toute blessure physique qu’une personne subit, que ce soit voulu ou non, et qui résulte d’un choc, d’un coup, d’une pression… ». [1] Pour Christian Lachal, pédopsychiatre, psychanalyste et psychothérapeute, « La peur produit dans le psychisme une série d’effets, dont le plus marquant est une organisation particulière des traces de mémoires liées à l’expérience traumatique (…) Certains souvenirs sont liés à une expérience traumatique, et ils vont persister au cœur du psychisme et produire des effets psychologiques et physiques. Ce n’est pas le traumatisme initial, avec son corrélat émotionnel, qui agit, c’est le souvenir persistant, sorte de parasite de la vie psychique. ». [2] Ainsi l’expérience vécue a été d’une telle violence qu’elle s’est imprégné en nous, coincé dans notre esprit.

Alors, qu’advient-il des traumatismes non-soignés et/ou non-exprimés ? Ils demeurent présents en nous, modèlent nos vies, nourris nos peurs mais plus encore, ils se transmettent. Il s’agit d’un mécanisme appelé « Mécanisme de déplacement ». Il existe plusieurs expressions qui décrivent vulgairement ce concept et je pense notamment à  « Tel père, tels fils ; Telle mère, telle fille ». Il est connu que plus nous côtoyons des individus plus nous adaptons certaines de leurs mimiques et certaines de leurs habitudes. Mais nous adoptons également, et ce que nous omettons ou méconnaissons, leurs souffrances. La proximité que nous avons avec X affecte notre vie considérablement positivement et négativement. Dans le cas de la souffrance, « Ce mécanisme de déplacement de la souffrance mentale sur l’autre qui est nous est proche, se trouve à l’origine de la transmission psychique transgénérationnelles à travers laquelle la souffrance non pensée à cause d’un traumatisme subi est déplacée dans un autre lieu et dans un autre temps. »[3]

 Pour Florence Calicis,  « Les jeunes enfants sont comme des éponges, ils captent ce qu’il y a comme tensions enkystées, comme souffrances dans l’air, souffrances non dites, liées à des évènements actuels ou passés de l’histoire de leurs parents. ». Selon Edith Thomas, les enfants « deviennent le dépositaire d’une souffrance qui ne lui appartient pas directement, mais dont il révèle la persistance. ». Autrement dit, dès notre plus jeune âge nos parents nous transmettent leur souffrance non-soignée et/ou non-exprimée qui continuent de les hanter. Ainsi,« le traumatisme est alors transféré d’un corps à un autre corps, d’un psychisme à un autre. »[4]

 
« Les peuples de l’outre-mer français savent que les séquelles de la violence d’État, de l’oppression, de l’humiliation restent longtemps nichées dans l’inconscient qui transporte l’émotivité du corps et les écorchures de l’esprit. Le corps garde ainsi ses habitudes primordiales.  »
— Christiane Taubira, Le code noir
 

Le « mécanisme de déplacement » est à l’origine de ce que nous appelons le traumatisme transgénérationnel. « Un traumatisme qui déborde la capacité des contenants d’une personne et du groupe familial et qui ne peut s’exprimer à ce moment-là, est transmis à la génération suivante, c’est-à-dire qu’il est déplacé dans le temps et dans l’espace. » [5] Autrement dit, la non-verbalisation ou non-expression de nos traumatismes conduit à ce que nous les transmettons à ce qui nous sont proches, notre famille moléculaire dans la plupart des cas, et tant que ce traumatisme ne sera pas articulé dans notre réalité il sera, de générations en générations transmis. En lisant ces études et articles, je me suis alors demandée ce que des années de servitude ont pu causer sur le psychisme de ces humains-objets devenus, à la seconde abolition de l’esclavage en 1848 en Guadeloupe, des êtres-humains. Et surtout, je me suis demandée ce que des années de négation de l’expérience traumatique ont pu causer sur leur psychisme. Après tout, il a communément été admis que l’abolition de l’esclavage déclarée, nous devions faire table rase du passé, que nous, descendants, n’étions pas légitime à en parler puisque nous n’avions pas connu l’esclavage, que ça s’est passé il y a tellement d’années que nous devenons ridicule à vouloir tout rapporter à l’esclavage.

 Ainsi, qu’advient-il des traumatismes non-soignés et/ou non-exprimés ? Et je précise, qu’advient-il des traumatismes non-soignés et/ou non-exprimés subis par nos ancêtres esclaves ? 

 La doctoresse et psychiatre Joy Degruy, en se basant sur sa propre expérience de femme afro-américaine ayant grandi aux États-Unis, s’interroge : « Quels sont les effets que notre histoire a sur notre culture et notre âme ? » [6], « Quels sont les impacts de générations d’esclavage et d’oppression ont sur un peuple ? » [7]. Il nécessaire de comprendre que ce qui compte n’est pas le fait que nous ne soyons pas, à l’heure actuelle des esclaves ou le fait que nous n’ayons jamais été des esclaves, ce qui compte est qu’en tant que descendants d’esclaves, nous portons en nous leur héritage. Un héritage fait de souffrance, un héritage de traumatisme. [8] L’abolition de l’esclavage a certes aboli la servitude physique mais a failli à abolir notre servitude mentale. Pour Dr. Joy Degruy, ce que nous vivons est le syndrome d’esclavage post-traumatique (« Post traumatic slave syndrome). Le syndrome d’esclavage post-traumatique est une condition qui existe lorsqu’une population a subi des traumatismes multigénérationnels résultant de siècles d’esclavages et qui continue de subir l’oppression et le racisme institutionnel aujourd’hui. Ajouté à cette condition, la conviction que les avantages de la société dans laquelle cette population vit ne lui sont pas accessibles. [9]

Dans notre contexte Guadeloupéen, d’antillais, ancienne colonie esclavagiste, nous expérimentons tous ce syndrome. Nous sommes ankylosé.es par des siècles de souffrances non-verbalisées, de souffrances si inhumaines que les mots pour les décrire sont inexistants. Nous avons alors construit des sociétés entières sur l’attente que les esclaves pansent leurs plaies grâce au pouvoir des mots « libertés », « citoyens » et par la suite « français ». Pourtant, nous sommes résilients. Pour survivre, nos ancêtres ont développé des moyens de défenses car « ce qui est transmis n’est pas seulement le souvenir de l’évènement traumatique ou le vécu fantasmatique lié au trauma, mais est plutôt constitué par les défenses transpersonnelles mises en œuvre pour se protéger de cet évènement, de ses conséquences ou de sa possible répétition. » [10]

 Pour Ronald Laing, ces défenses sont organisées par la famille pour se défendre d’un ou des traumas et se transmettent de générations en générations « parce qu’elles sont apprises par l’enfant dans sa famille ». [11] Chaque famille dispose de moyens de défense particuliers qui permettront aux générations futures de vivre avec le ou les traumas hérités. Alors qu’en-est-il de nos moyens de défenses ? Comment une société entière a pu se défendre des traumas hérités de l’esclavages ?

 
« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.  »
— Frantz Fanon, Les damnés de la terre
 

À la maternelle, nous avions des après-midis contes. Assis, par terre, l’œil fixe sur le conteur, nous attendions le signal : « Yé krik ! ». Nous répondions surexcité.es « Yé krak » et l’histoire commençait. J’ai grandi en écoutant les conteurs et les conteuses, en lisant les aventures de compères Lapin et en m’effrayant des histoires d’esprits. Mon père a grandi en écoutant les conteurs et les conteuses, en lisant les aventures de compères lapins et en s’effrayant des histoires d’esprits. Ma grand-mère aussi. Ce sont des générations et des générations qui se sont reliés pour continuer de transmettre ce qui apparait être la transmission de nos moyens de défenses face à nos souffrances.

 L’affirmation semble simple mais part du constat que la littérature au sens large du terme « se trouve investie d’une mission ambitieuse : celle de transmettre les existences humaines, d’en panser les blessures sans pour autant les édulcorer. ». [12] Au cours de cette article, vous avez lu à plusieurs reprises la même question : « Qu’advient-ils de nos traumatismes non-soignés et non-verbalisés ? ». Nous savons désormais que nous les transmettons ainsi que les défenses permettant de vivre avec. Nous savons que la dissociation est un moyen de défense. Nous savons que la narration est un outils de transmission dont les premiers esclaves ont usé pour faire perdurer leur héritage. Malheureusement, nous savons que leur héritage est vite devenu l’héritage de leur trauma.

Pour panser nos plaies nous nous sommes racontés au travers de compère Lapin, du soucougnan, de la diablesse ou encore du succube. Nous avons pu extériorisé nos souffrances,  en les dissociant de nous, en créant des personnages fantasques et fantasmagoriques qui auraient la capacité et la force de porter nos expériences. « Ce faisant, les récits circulent à l’échelle de la communauté, ce qui permet l’expression d’histoires qui dépassent l’individu à proprement parler et sont celles de sa famille et de sa communauté. »[13]

L’utilisation du surnaturelle comme outils thérapeutique est fréquent chez les personnes ayant « vécu des événements traumatiques dans son passé qu’elle essaye d’oublier, il arrive que, malgré elle, elle soit à nouveau hantée par les images traumatiques, que ce soit sous forme d’idées obsédantes, d’angoisses, de cauchemars… On peut dire qu’elle est alors hantée par un revenant puisqu’elle sait que ces angoisses sont liées à un événement qu’elle reconnaît de son passé. Il suffit que la personne soit en contact avec une situation qui, par l’un ou l’autre aspect, lui rappelle la scène traumatique pour que le revenant soit réveillé. Une multitude de choses, même anodines, peuvent déclencher le réveil du revenant (…). [14]

Ainsi, c’est avec délivrance que nous pointons du doigt les esprits. Ils sont les responsables de nos malheurs, de tout ce qui fait que nous sommes tristes, frustrés et violents. Mais ils sont également les responsables de notre guérison, de tout ce qui fait que nous sommes joyeux, rieurs et résilients. [15]

 

Partons de là, que deviendront les esprits lorsque nous nous replaceront dans nos propres histoires ?

 

Références :

[1] https://cusm.ca/trauma/page/quest-ce-quun-traumatisme

[2] Christian Lachal : Le traumatisme et ses représentations, page 9

[3] Anna Maria Nicolo, Eleonora Strinati : Transmission du traumatisme et défense transpersonnelle dans la famille, page 65

[4] Florence Calicis : La transmission transgénérationnelle des traumatismes et de la souffrance non-dite, page 231.

[5] Anna Maria Nicolo, Eleonora Strinati : Transmission du traumatisme et défense transpersonnelle dans la famille, page 7

[6] Dr. Joy Degruy : “What effect has our history had on our culture and our soul?”, Post traumatic slave syndrome, page 95

[7] Dr. Joy Degruy : “What are the impacts of generations of slavery and oppression on a people?”, Post traumatic slave syndrome, page 98 

[8] Dr. Joy Degruy : “What ae the impacts of generations of slavery and oppression on a people?”, Post traumatic slave syndrome, page 101 

[10] Dr. Joy Degruy : “What ae the impacts of generations of slavery and oppression on a people?” Dr. Joy Degruy, Post traumatic slave syndrome, page 105

[11] Anna Maria Nicolo, Eleonora Strinati : Transmission du traumatisme et défense transpersonnelle dans la famille, page 7

[12] Ibem

[13] Paola Ouedraogo : Ces femmes qui (se) racontent : Un dialogue intergénérationnel et filiation(s) dans mes quatre femmes de Gisèle pineau et le clan des femmes d’Hemley Boum, page 1 – À paraitre à l’automne 2021.

[14] Paola Ouedraogo : Ces femmes qui (se) racontent : Un dialogue intergénérationnel et filiation(s) dans mes quatre femmes de Gisèle pineau et le clan des femmes d’Hemley Boum, page 58 – À paraitre à l’automne 2021.

[13] Florence Calicis : La transmission transgénérationnelle des traumatismes et de la souffrance non-dite, page 235.

[14] Ernest Pépin : Toxic Island, page 115 :

« Oui, nous travaillons et notre rôle majeur est de vous donner conscience de la valeur de la vie. Le soir nous dormons, comme vous, mais notre sommeil n’est pas profond car nous sommes les gardiens. (…) Nous gardons non seulement la mémoire des jours anciens mais nous gardons aussi les temps présents (…) Nous équilibrons vos vies et nous vous guidons à travers des labyrinthes insoupçonnés. Nous sauvons souvent. Nous tuons parfois. Nous sommes vos miracles et vos tourments. Il nous arrive de nous promener parmi vous et de vous tenir la main, de vous dicter vos amours, de brûler vos passions et de fabriquer avec vous un destin. Tu crois que tu as choisi ce que tu es ? Je te suis depuis ta naissance parce que, d’une certaine manière, je t’ai mis au monde. ».

Lire la suite